Théâtre
Guillaume Béguin : “Nous nous sommes extraits artificiellement de la nature”

Guillaume Béguin : “Nous nous sommes extraits artificiellement de la nature”

05 December 2022 | PAR Gautier Higelin

Du 6 au 16 décembre, Guillaume Béguin présente sa nouvelle création Les nuits enceintes à Théâtre Ouvert. Il a accepté de répondre à nos questions.

Parlez moi des racines de cette création et particulièrement du lien avec Vidy-Lausanne

Depuis 2015, presque toutes mes pièces ont été créées et accompagnées par Vidy. Vincent Baudriller et ses équipes sont des coproducteurs aussi fidèles qu’exigeants.
Mon travail tourne autour des frontières de l’humain, et de ses frottements avec d’autres formes d’existence. Je me suis beaucoup intéressé à l’évolution humaine, à la façon dont nous nous représentons à nous-mêmes, en tant qu’individu ou en tant que groupe, et comment le déploiement de notre imagination influence nos sociétés. Le baiser et la morsure (2013), par exemple, avait pour sujet l’émergence du langage articulé dans un groupe d’hommes-singes, et toutes les répercutions que cela engendre sur leur sensualité, leurs liens, leurs comportements. J’ai écrit au plateau plusieurs « pièces-poèmes » de ce genre, et à un moment, j’ai ressenti le besoin d’écrire à table, et de faire une « vraie pièce », avec un décor unique, un temps unique, des personnages humains clairement définis et identifiés, et qui s’exprimeraient dans une langue humaine réaliste.
Je construis chacun de mes projets avec une méthode de travail opposée à celle j’ai adoptée pour créer le précédent. Au final, Les nuits enceintes n’est pas si classique que je l’avais imaginé au départ. C’est une pièce où « ça parle beaucoup ». Mais il ne faut peut-être pas tout écouter rationnellement. Il y a des thèmes ou des motifs qui doivent aussi agir musicalement.

Votre pièce évoque différents rapports que l’on peut entretenir avec la terre, quel est le vôtre ?

Je ne sais pas très bien répondre à cette question. J’ai de la peine à concevoir la Terre comme un organisme ou une entité à laquelle je pourrais me confronter et entretenir un rapport. Disons que je fais partie d’elle (et qu’elle loge parfois dans mon imagination). Je suis dépendant d’elle. Je suis un peu elle.

Vous présentez la nuit comme l’espace-temps de la gestation, de l’émergence éphémère de nouveaux imaginaires, mais n’est-elle pas aussi celui de la réappropriation ? (Je pense ici au travail de Jacques Rancière et son livre La nuit des prolétaires qui retrace la vie d’ouvriers qui décident, à la tombée de la nuit, de privilégier le travail de la pensée plutôt que le sommeil réparateur. « Le rêve éveillé de l’émancipation ouvrière est d’abord la rupture de cet ordre du temps qui structure l’ordre social, l’affirmation d’un droit dénié à la qualité d’être pensant. »)

Pour moi, les événements, les rêves et les actes nocturnes ne semblent pas porter à conséquence, tant que le jour n’a pas révélé la violence ou la beauté de ce qui s’est produit dans l’obscurité. Il m’arrive d’être puissamment heureux, puissant, angoissé ou amoureux durant la nuit, mais une fois que le jour se lève, je recommence à vivre une existence un peu morne et sans aspérité. La nuit trouble. Je ne me reconnais plus. Parfois le jour efface ce qui s’est produit durant la nuit, qui n’était, dans ce cas, qu’une parenthèse. Parfois pourtant, l’aube révèle une profonde métamorphose déjà achevée, irrémédiable, et que l’on n’a pas senti opérer. Certaines nuits sont puissamment transformatrices, parce qu’on est moins conscients de ce qui se trame et l’on se donne à elles sans résister.

L’ambition de votre pièce se trouve dans la nécessité d’atterrir et de redevenir des terriens en réapprenant à s’inscrire dans le monde. Ce sont des termes qui font écho à la pensée de Bruno Latour et aux personnes qui gravitent autour de lui (Vinciane Despret, Baptiste Morizot, Isabelle Stengers, etc.) tous partisans de ZAD similaire à celle de votre pièce. Quels rapports entretenez-vous avec cette « philosophie de l’Anthropocène » lors de l’écriture et la mise en scène ?

L’écriture des Nuits enceintes a en effet été jalonnée par la lecture de leurs textes, ainsi que ceux des philosophes australiens Val Plumhood et Glenn Albrecht, ou encore de l’écoféministe Starhawk.
Comme beaucoup de monde, je suis extrêmement inquiet par la crise climatique que nous traversons et l’indifférence des politiques. Je suis en colère. Ce n’est pas en supprimant les sacs en plastique dans les supermarchés et en achetant un vélo électrique pour faire certains trajets que l’on va résoudre cet immense défi qui s’impose à nous : maintenir le réchauffement climatique dans des limites pas trop catastrophiques. Le discours dominant est complétement irresponsable et culpabilisant. On privilégie les petits gestes individuels, les petits renoncements symboliques et anodins, on essaye de culpabiliser les gens qui mangent de la viande ou qui prennent l’avion. La question n’est pas là. Il faut opérer un ralentissement puissant de notre production de biens de consommation. Il faut ralentir et atterrir.
La crise climatique met aussi en évidence une crise de l’identité humaine. Nous nous sommes extraits artificiellement de la nature. Nous l’avons opposée à nous. Alors qu’en fait, comme le disent les zadistes aux flics qui les assaillent : « toi aussi, tu es la nature ». Oui, nous sommes la nature.

Trouver des personnages et inventer des situations qui expriment ces idées et ces préoccupations était extrêmement amusant pour moi. Je me suis inspiré de tous ces écrits, ces constats, ces livres, mais aussi des personnalités des actrices et des acteurs qui allaient devoir les jouer. J’ai tout mélangé dans ma tête et il en est ressorti cette pièce, à mon grand étonnement, sans que je comprenne très bien comment cela s’est produit. Le processus a cependant été très long, aussi long qu’une gestation d’éléphante (presque deux ans).

Finalement, pour transformer la société, vaut-il mieux rêver activement ou bien décrire le réel d’un regard lucide mais languissant ?

Il faudrait sans doute trouver une dialectique entre les deux. Mais ma pièce exprime une opposition irréconciliable entre celles et ceux qui veulent rêver et s’extraire du monde réel, et celles et ceux qui prétendent être puissamment ancré dans le réel, et qui ne veulent embrasser que des solutions ultra-pragmatiques pour sauver la Terre. La catastrophe climatique produit beaucoup d’angoisse, et on sait que l’angoisse ne pousse pas à l’action et génère souvent des rêveries stériles. Il faut sans doute trouver d’autres moyens de s’inscrire dans le monde et de se rêver soi-même. Pour le moment, nous sommes dans une impasse.
Pourtant, il existe des motifs de se réjouir. Les héros des Nuits enceintes éprouvent des désirs puissamment sincères (même s’ils sont parfois dérisoires) de s’aimer, aimer la Terre et renouveler leur présence au monde. Il y a dans cet élan une force et une promesse immenses.

Visuel:  © Mathilda Olmi 

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Gautier Higelin

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