Théâtre
“Eh bien, dansez maintenant” : laissez Ilka Schönbein vous conter ses histoires au bord du lit…

“Eh bien, dansez maintenant” : laissez Ilka Schönbein vous conter ses histoires au bord du lit…

06 October 2018 | PAR Mathieu Dochtermann

En ouverture de saison, Le Mouffetard – Théâtre de la marionnette à Paris programme l’incontournable et singulière Ilka Schönbien, du 5 au 17 octobre, avec un spectacle intitulé Eh bien dansez maintenant. L’occasion de découvrir une manipulation marionnettique qui n’a aucun équivalent au monde, une rigueur et une liberté d’écriture saisissantes, un accompagnement musical d’une créativité peu égalée. L’expression “chef-d’oeuvre” n’est pas exagérée ici.

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Ilka Schönbein est et reste, sans aucun doute, l’une des artistes les plus troublantes de la scène marionnettique, et, on est tenté de le dire, des arts vivants. D’abord formée à la danse puis venue à la marionnette, elle donne à voir un travail immédiatement reconnaissable, irréductiblement sien, indéfectiblement époustouflant.

Une manipulation à nulle autre pareille

A elle seule, elle incarne la technique du corps-castelet, dans une manipulation qui engage tout son corps, qui finit par se confondre avec la marionnette. Les frontières entre la créatrice et la créature sont floues, les glissements d’un corps à l’autre, fluides et incessants, dissolvent tous les repères. Encore une fois, on voit l’artiste adopter des postures de manipulation que personne d’autre ne tenterait, alors qu’elle est juchée, bien en vue, sur une sorte de podium au centre de la scène.

Les personnages invoqués naissent sur commande, s’animent, s’emparent des membres de la manipulatrice en tant que de besoin, dialoguent avec elle, habitent l’espace autour d’elle. Ils sont agités de soubresauts, d’une vie éphémère et inquiète, signant leur présence au monde par des mouvements qui leurs sont, à chaque fois, tout-à-fait singuliers. Ilka les déforme, les transforme, les fait voyager au travers d’elle-même. Puis ils retournent à la nuit.

Cette seule danse du corps d’Ilka au service de ses marionnettes, cette seule animation polymorphe, intensément engagée, est déjà profondément fascinante. A soit seul, cela vaudrait déjà la peine de tenter d’acheter l’un des tous derniers billets en vente. Mais, au-delà du geste manipulatoire, il y a également l’univers esthétique, et l’écriture, qui, eux aussi, portent fortement la marque de l’artiste.

Une esthétique qui rivalise avec celle de Tim Burton

Comme d’habitude chez Ilka Schönbein, la couleur n’est pas de mise, ou en tout cas est réservée à des parties particulièrement signifiantes des marionnettes et des accessoires. Elle-même vêtue de noir, pour mieux s’éclipser lors même qu’elle manipule à vue et, littéralement, avec tout son corps, Ilka signifie son entrée en jeu en tant que comédienne en levant la dentelle noire qui masque sinon son visage.

Les marionnettes en elles-mêmes mériteraient une exposition. Décharnées, arachnéennes, bizarrement articulées, les nombreuses variantes sur les marionnettes à doigt, à gaine, masques de corps et autres marionnettes empoignées ont ceci de commun leur pâleur cadavérique, leur apparence squelettique, leur manifeste fragilité. Sont-ce bien seulement des vivants, ces personnages qui prennent possession du corps de la marionnettiste, ou les fantômes de contes passés qui viennent, une dernière fois, présenter la morale de leur histoire?

Si jamais il y eut lieu de citer l’expression célèbre de Freud, qui évoquait “l’inquiétante étrangeté” des marionnettes, c’est bien à propos du travail plastique d’Ilka Schönbein qu’il faut le faire… S’il ne l’a jamais fait, Tim Burton devrait venir voir un spectacle de l’artiste allemande: leurs univers, même s’ils restent clairement distincts, sont singulièrement proches.

Dramaturgie de l’Ombre

Quant aux histoires, l’artiste allemande en déclame une bonne partie elle-même, dans un français marqué de son bel accent germanique, et elle se fait épauler pour la narration par Alexandra Lupidi, sa comparse depuis maintenant de longues années, qui est elle-même une comédienne hors de pair et la seconde donc avec une précision, dans les intentions et dans la justesse, à faire pâlir d’envie un sociétaire du Français.

Ilka Schönbein travaille depuis un certain temps maintenant le répertoire des contes, et c’est l’exploration qu’elle poursuit ici avec bonheur, en offrant cinq histoires successives sur le plateau du Mouffetard. Il ne faut pas penser pour autant qu’elle se contente de puiser dans le répertoire traditionnel sans se réapproprier le matériau. Rien ne serait plus éloigné de la réalité. Chaque conte, chaque fable est réinventé, réinvesti sous un angle judicieusement choisi, souvent trouvé dans les interstices du récit d’origine, en-deçà ou au-delà de ce qu’on entend habituellement.

On ne lèvera pas le voile sur les nombreuses surprises qui attendent le spectateur, mais, pour ne prendre qu’un exemple, celui qui donne son nom au spectacle, la fable de La Cigale et la Fourmi se trouve décentrée, et ne commence en fait pour Ilka Schönbein que là où La Fontaine finit. Ce qui intéresse la dramaturge, c’est la danse de la cigale, cette dernière danse à laquelle l’invite la fourmi. Une dernière danse pour se réchauffer, pour oublier la faim, pour exister encore, une dernière danse qui ne peut avoir qu’une issue fatale, mais qui est en même temps un intense geste de vie.

C’est à cet endroit ambigu, flottant entre deux eaux, à la fois glauque et lumineux, qu’Ilka Schönbein se plaît à écrire. Là où la vie et la mort dansent un ballet sensuel, poitrine contre poitrine, tandis que le Temps égraine ses secondes assourdissantes. C’est souvent sombre. Mais c’est aussi une célébration de la beauté de la vie qui se dessine en contrepoint. Et le rire, souvent, s’immisce, surprend, saisit comme un rayon de soleil bienfaisant le spectateur qui aurait pu se croire captif d’une scène irrémédiablement morbide.

Ilka Schönbein dramaturge, c’est un peu l’anti-Disney. Là où le mastodonte américain tire les effets les plus lénifiants des contes populaires, ne gardant que ce qui va dans le sens du renforcement du statu quo, en produisant des machines à dessiner des représentations conformistes, Ilka explore les failles. Dans le miroir qu’elle nous tend, notre reflet n’est ni beau, ni lisse, ni gentil. Comme si elle faisait le pari du langage de la vérité. Comme si elle ne rechignait pas à nous présenter notre part d’Ombre, préalable indispensable à s’accorder à elle. Sans Ombre, pas de Lumière, et nous sommes toutes et tous porteurs de l’un comme de l’autre : tel pourrait être le message de la marionnettiste.

Un accompagnement musical de première classe

Pour accompagner ces étranges divagations, cette danse légère au bord de l’abîme, Ilka Schönbein est flanquée de deux comparses, qui se tiennent à l’avant-scène, à cour et à jardin, entourées de leurs instruments. Il s’agit de Suska Kanzler et d’Alexandra Lupidi, qui jouent en direct d’une pléthore d’instruments pour mettre les histoires en musique.

Suska Kanzler joue principalement de la tamboura, dont les notes pincées, aigrelettes, coulent par moment comme le doux ruissellement d’une harpe. Entre autres choses, Alexandra Lupidi offre sa maîtrise vocale, non seulement comme voix dans la narration, mais en entonnant des chants qui vont du fredonnement aux complaintes les plus poignantes.

Cet accompagnement musical précis, parfaitement maîtrisé, permet de déployer les émotions aux moments les plus justes. Loin d’en abuser, la mise en scène fait le choix, à notre avis très judicieux, de doser les moments musicaux pour ne les placer qu’à des endroits où ils ne risquent pas de prendre le pas sur le texte, très important, ou sur la manipulation, qui fait naître par elle-même des images très fortes.

Une oeuvre totale, parfaitement singulière, éminemment forte

Parfois, il faut avouer son impuissance à trouver des défauts à un spectacle. On peut toujours formuler des bémols. Oui, celles et ceux qui ont vu les précédents spectacles d’Ilka Schönbein ne seront pas surpris par l’esthétique. Mais ils resteront hébétés de voir le génie avec lequel la manipulation se fait, et même les spectateurs ayant eu la chance de voir le petit avant-goût de ce spectacle donné à la suite de Ricdin-Ricdon à Charleville en 2017 auront leur lot de surprises. Oui, l’esthétique très sombre de l’artiste peut rebuter au premier abord – mais on aurait grand tort de s’y arrêter.

Alors ? Alors, encore une œuvre marquante, qui saisit autant par les yeux que par les tripes, et qui réduit une salle comble au silence le plus complet pendant plus d’une heure, avec une apparence de facilité qui doit un peu au génie, et beaucoup à un travail minutieux et acharné. A voir, sans aucune hésitation, à la première occasion.

Conception et interprétation : Ilka Schönbein
Visuels: (c) Marinette Delanné

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