
Tránsito à Madrid ou le drame de l’exil
Tiré d’une pièce de Max Aub, l’Opéra de Jesús Torres explore les sentiments d’un couple d’Espagnols écartelé par la guerre civile. Une œuvre forte portée par une musique parfaitement en phase avec l’écrit original.
Tránsito est l’histoire d’un échange – réel ou imaginaire – entre un homme et une femme que la guerre civile espagnole a séparé. Lui, Emilio, est parti vivre au Mexique et s’est remarié avec Tránsito. Elle, Cruz, est restée au pays avec son fils.
Sur scène, ils cohabitent, mais, en évoluant dans deux espaces distincts, leur dialogue à distance est plein d’ambiguïté. Ce dialogue existe-t-il vraiment en temps réel ? Est-il fantasmé, et chacun ne porterait-il pas en soi un monologue chargé de ses sentiments de douleur et de ses interrogations sur ce qui se passe de l’autre côté ?
La mise en scène, juste, d’Eduardo Vasco est l’illustration sobre de ce drame universel du quotidien
D’un côté, figure le lit conjugal dans lequel Ernesto et Tránsito essayent de dormir, mais qui est plutôt le lieu des insomnies. De l’autre, une simple chaise sur laquelle Cruz est comme en attente, jamais résolue au départ d’Emilio. Les couleurs aussi se font face. Cruz est en noir, en robe de deuil, mais l’ambiguïté de ce deuil est évidente. Est-ce celui de son amour ou celui de son fils ? Emilio et Tránsito sont en (pyjama) blanc, mais ce blanc-là n’est pas celui de l’espoir et de la renaissance. Tout dans le comportement d’Emilio rejette cette non-couleur censée repeindre et effacer le passé. Dans son nouveau pays et dans sa nouvelle vie, son apparence est une, mais sa vie intérieure est autre… torturée, complexe, heurtée…
Car Ernesto navigue dans tout le prisme multiforme de la souffrance de l’exilé et de l’abandon des siens. La vie de part et d’autre est brisée à jamais, baignée de souvenirs, chargée de remords, de sentiment de culpabilité. La lâcheté, le rapport à l’ennemi pèsent aussi. Revenir est une possibilité qu’envisage notamment Alfredo, l’ami d’Ernesto, mais est-ce vraiment une option ? Ou un suicide ?
Derrière les personnages, des projections vidéo nous ramènent à la réalité, à la mer qui sépare, au fascisme, mais aussi, car rien ne peut être si simple, à la reconstruction et à la croissance des années de dictature de Franco.
Incontestablement, pour les Espagnols présents dans la salle, cette pièce en musique doit être vécue comme une catharsis. Elle est également métaphore et, pour nous, plus éloignée de ce drame de la guerre civile espagnole, elle dépeint une vie d’exil qu’il faut avoir vécue pour en ressentir toute la vertigineuse souffrance. Elle donne des clés pour essayer de comprendre ces déracinés-là, comme tous ceux – en cela l’œuvre est intemporelle et universelle – qui sont arrachés à leur pays, à leur vie, à leur famille et tentent une nouvelle « vie » ailleurs. En Espagne dans les années 40 ou aujourd’hui sur les berges de la Méditerranée, Tránsito renvoie à la longue errance psychologique qui suit la guerre, les massacres et la blessure immédiate du départ.
Même écrite en 1944, l’histoire de cette famille qui nous frappe au cœur nous adresse un message également politique contre les fascismes, les guerres, les totalitarismes qui broient ceux qui sont là comme ceux qui partent. Max Aub, l’auteur de la pièce, s’exila au Mexique après la guerre civile. Il y mourut en 1972. Nul doute que ce livre contient toute sa douleur personnelle. Mais il est parvenu à ouvrir son individualité et à incarner, par son propos, un exilé universel.
La pièce est puissante et l’opéra tout autant…
Car le texte bénéficie d’une illustration musicale stupéfiante de justesse comme si le compositeur – jusque-là de musique symphonique et de chambre – Jesús Torres devenait le double d’Aub. Cette partition est âpre, mais ne délaisse pas la mélodie. Avec la fonction de traduire ce texte plein d’ambiguïté, elle fait penser par sa tension à l’écriture d’un Bernard Herrmann et, par le mystère, à du Michael Nyman. Portée par un orchestre de chambre, composé d’instruments au mariage inattendu et brillamment et scrupuleusement dirigé par Jordi Francés et elle éclaire, de manière remarquable, les époques et les sentiments. Les cordes en masse, qui transmettent le pathos et la souffrance, dialoguent avec le piano et l’accordéon.
Les interprètes sont formidables…
À commencer par la Cruz de María Miró, mater dolorosa, forte en apparence, voire dure, mais qui porte en elle la souffrance de l’abandonnée, tout en étant celle qui doit, en outre, veiller sur son fils. La voix puissante au timbre corsé épouse parfaitement tout le registre des sentiments tandis que l’actrice est d’une justesse impressionnante.
Son pendant, Ernesto, Isaac Galán, se révèle tout aussi remarquable. Dans ses gestes, dans son attitude corporelle parfois voûtée, et par sa voix de baryton que l’on pourrait imaginer dans Wozzeck ou dans Onéguine, il sait exprimer toute une palette complexe de renoncement et de désolation.
Face à ce couple, Tránsito, personnage presque secondaire, est une femme étrangère au drame originel, mais qui doit porter sa part de culpabilité. Elle est interprétée par une Anna Brull poignante, qui va se cacher sous les draps pour sembler tenter de faire oublier qu’elle existe et qu’elle aurait hérité par usurpation d’un homme qui ne devrait lui appartenir ni par le mariage ni par l’histoire vécue. En espagnol, Tránsito signifie également l’exil, car la nouvelle vie est celle du malheur. Un rude poids pour cette pauvre femme rejetée dans l’ombre. Elle est l’intruse et, elle aussi, bien qu’épargnée au départ par la guerre civile, en sera une autre victime collatérale.
Dans le rôle du fils dont on ne saura jamais si son destin est une mort réelle ou une petite mort plus pernicieuse, Pablo García-López incarne, de manière formidable, une souffrance à nu et sa voix de ténor illumine ce rôle difficile. Il représente la génération d’après, celui qui n’a certainement pas connu les horreurs de la guerre, mais en portera cependant irrémédiablement le poids. Pire, il est celui qui doit solder les comptes entre son père et sa mère, en quelque sorte condamné à l’errance dans une zone grise, à la damnation perpétuelle.
Enfin, l’ami et l’alter ego d’Emilio, Javier Franco, celui qui lui renvoie la douleur du choix (rester loin ou revenir), incarne magnifiquement un homme brisé et prêt à mourir plutôt que de vivre dans une telle situation.
La peinture de ces cinq personnages symboliques, la justesse du texte de Max Aub et de la musique de Jesús Torres nous frappent au cœur, alors même que nous ne sommes que des observateurs bien lointains. En quittant la salle, l’on imagine le vertige qui saisit ceux qui vécurent en direct ou par procuration cette tragédie et l’on se tourne, médusés, vers ceux qui la vivent, aujourd’hui, au jour le jour.
Visuel © Jesús Ugalde
Un grand remerciement à Alba qui, par sa proximité personnelle avec la douloureuse histoire de la guerre civile espagnole, m’a éclairé et apporté des clés très précieuses.