
L’opéra, contraintes et libertés : un « chantier nomade » vivifiant à l’Opéra de Nancy
Depuis plus de vingt ans, les « Chantiers Nomades » offrent un cadre à la formation continue des artistes professionnels, principalement dans le domaine théâtral. Après deux expériences pour chanteuses et chanteurs lyriques à Lausanne et Saint-Denis, dirigés par Jean-François Sivadier, ils ont étrenné en février une nouvelle perspective dans le domaine de l’opéra : inviter cinq metteurs en scène et dix chanteurs pour travailler des scènes et duos d’opéra.
« La formation continue doit permettre, par la rencontre et le travail entre artistes de générations, de formations, de réseaux, de pratiques, d’esthétiques différentes, l’approfondissement des savoirs, des savoir-faire et la multiplication des compétences. Elle doit créer et entretenir une culture de curiosité, d’exigence, d’émulation, d’échange entre artistes, et de renouvellement des processus de travail. Couvrir ces besoins, passe par la possibilité, pour les artistes de toutes disciplines et métiers, de trouver des « espace-temps » où un travail en profondeur, dans la durée, basé sur la possibilité du questionnement et de l’expérimentation, puisse se réaliser. »
Voilà les objectifs explicites de ces « Chantiers Nomades », qui permettent aux professionnels retenus d’approfondir leur travail sur certaines œuvres dans d’excellentes conditions que les contraintes d’une production ne permettent que trop rarement. L’Afdas (« opérateur de compétences et fonds de formation des artistes-auteurs »), l’Adami et le Ministère de la Culture sont bien sûr partie prenante : la programmatrice Nathalie Rizzardo en réalise le montage structurel, tandis que c’est la rencontre entre le responsable pédagogique Jean-Yves Ruf et Marie Schaaff, directrice de production de l’OnL, qui a permis que le chantier se tienne sur le plateau de la magnifique salle conçue par Joseph Hornecker et réunisse pour la première fois metteuses et metteurs en scène et artistes lyriques.
Jean-Yves Ruf, metteur en scène de théâtre et d’opéra, présente ainsi ce chantier spécifique qui s’est tenu du 8 au 18 février 2022 à l’Opéra national de Lorraine dans le cadre du programme « La fabrique d’un opéra », et qu’il a dirigé, assisté de Julien Girardet et accompagné de Solange Fober et Thierry Garin, chefs de chant :
« L’opéra est un art complexe, riche, paradoxal, où se mêlent et se tissent beaucoup de dimensions différentes : double structure, musicale et littéraire – double niveau, fosse et plateau – double direction, musicale et scénique. Sans parler des contraintes rythmiques et structurelles très fortes, des choix scénographiques qui doivent tenir compte de l’acoustique, etc… C’est cette complexité qui rend cet art si passionnant et en continuelle évolution.
Autant les chanteurs, les chanteuses, qui viennent d’une formation principalement musicale, sont parfois un peu fragiles concernant l’art du jeu, autant les metteurs, les metteuses en scène, issus très souvent d’une formation théâtrale, peuvent se sentir novices sur la question des équilibres sonores, des tonalités, de la structure musicale.
Ce chantier a pour ambition de réunir quatre metteurs ou metteuses en scène, et huit chanteurs et chanteuses, pour expérimenter ensemble, partager nos problématiques, nos fragilités et nos questionnements, d’un côté comme de l’autre. Libérés des contraintes de temps et d’efficacité liées à la production, nous aurons le luxe rare de la recherche, de tentatives successives, de processus allant du travail dramaturgique à l’improvisation.
Chaque interprète vient avec une aria, chaque metteur ou metteuse en scène propose un duo, ou un récitatif suivi d’un duo. Les séances de travail sont en partie publiques, nous permettant ainsi de poser concrètement la question de l’adresse. Cela nous donne largement le terreau et le matériau nécessaire pour expérimenter et développer ensemble une intelligence collective des questions et sujets traversés au cours du chantier. »
Thierry Garin, Odile Heimburger
Les chantiers étaient ouverts au public à partir de 17 heures. Nous avons pu ainsi assister jeudi 17 février à un travail sur la première scène de l’acte I de La Clemenza di Tito de Mozart, (« Ma ché? sempre l’istesso, Sesto a dirmi verrà? ») et le duetto suivant entre Vitellia et Sesto (« Come ti piace imponi »), mis en scène par Yohanna Fuchs, avec la soprano Julie Prola en Vitellia et la mezzo-soprano Anaïs Yvoz en Sesto.
Dans un long premier temps, Yohanna Fuchs va s’attacher à faire travailler les deux chanteuses sur leur démarche (à tel point que Julie Prola assez vite va enlever ses chaussures à talons, certes assez larges et peu élevés, mais peu adaptés). Pour Anaïs Yvoz, l’enjeu est différent, puisqu’elle doit jouer un rôle travesti. Elle doit essayer de trouver les éléments constitutifs d’une masculinisation de son attitude, sans verser dans l’excès. Elle commence explicitement par essayer de « déconstruire » l’attitude féminine qu’elle s’est composée par éducation : un port de tête, des épaules, une ligne tracée par les bras, qui ont quelque chose de typiquement féminin. Petit à petit, les choses se mettent en place, et la musique entre en jeu : la scène est déjà assez bien maîtrisée par les protagonistes, (Julie Prola maîtrise les furieux écarts de tessiture de Vitellia, tandis que le timbre ambré d’Anaïs Yvoz investit les lignes de Sesto avec une chaleur délectable) mais c’est au tour du chef de chant Thierry Garin d’apporter son aide. Il part de la musique et des paroles (insistant sur un « Eppur… » plein de possibilités chez Sesto) pour dessiner les caractères des personnages et donner des lignes de forces psychologiques qui guident les attitudes des chanteuses. Puis Yohanna Fuchs reprend la main pour inciter sa Vitellia à sortir du plateau par l’escalier, de sorte que Sesto la retienne. Les enjeux psychologiques deviennent de plus en plus évidents, jusqu’à ce que Jean-Yves Ruf apporte sa contribution à l’analyse d’une scène « de soumission » où Vitellia manipule Sesto : loin de vouloir partir vraiment, elle le force à céder en faisant mine de le faire, misant sur son dépit. Dès lors le travail aboutit vite à des jeux de scène de plus en plus pertinents et éclairants pour la situation. Et l’on se dit que le public, bien que ne connaissant pas par cœur les paroles, et ne comprenant pas l’italien pour la plupart, comprend maintenant de plus en plus clairement ce qui se passe entre les deux personnages, signe d’une vraie réussite.
Julie Prola
Enfin, Jean-Yves Ruf, dans un petit « debriefing » final, ne manque pas de relever pour le public l’un des éléments très intéressants soulevés par ce travail qui s’est accompli sous nos yeux : notre attitude physique est en grande partie dictée par des codes sociaux, qu’il convient d’interroger.
Et nous de nous dire en notre for intérieur : combien de mises en scènes que nous avons vues n’ont jamais, pour toutes sortes de raisons, donné lieu à un travail aussi approfondi sur les enjeux d’une scène ?…
Et c’est tout l’intérêt d’un « chantier nomade » : hors des contraintes temporelles d’une production, comme le dit Jean-Yves Ruf, ce temps de travail-là est formidablement précieux pour les artistes.
Comme on regrette de ne pas avoir pu tous les voir : Odile Heimburger et Béatrice Nani sous la houlette d’Olivier Baert, Marion Gomar et Odile Heimburger sous la direction de Bruno Dubois, Cécile Achille et Marie Ronot dirigés par Sarah Gerber, Véronique Chevallier et Morgane Kypriotti sous l’égide de Valérie Marestin, dans des airs de Haendel, Purcell, Tchaikovski…
Tout ce que l’on peut espérer, finalement, c’est que l’Opéra national de Lorraine reconduise ce genre de manifestation, voire que d’autres opéras aient l’idée de reprendre la balle au bond, de sorte que les « chantiers nomades » de l’opéra deviennent aussi naturels que ceux consacrés à la mise en scène de théâtre.
Crédits photos : © OnL