Danse
Phia Ménard, Saison sèche à la MC 93

Phia Ménard, Saison sèche à la MC 93

14 January 2019 | PAR Bénédicte Gattère

Le rideau n’est pas encore levé que le ton est donné : « Je te claque la chatte » proclame la chorégraphe Phia Ménard, figure désormais majeure de la scène française après avoir longtemps été l’élève du circassien Jérôme Thomas. Son dernier spectacle, Saison sèche, présenté à Avignon l’été dernier a été accueilli pour quatre dates exceptionnelles à la MC 93.

Dans ce spectacle, la chorégraphe qui a fait son « outing » trans en 2008 explore notre rapport aux corps genrés, masculins et féminins. Retour sur un exercice périlleux où les masques tombent mais où les identités semblent rester figer dans une binarité qui laisse peu de place à l’expression de soi. Les moyens d’une scène comme celle de la MC93 permettent, quoiqu’il en soit, des scénographies saisissantes : Saison sèche en a été la démonstration. En cinq tableaux dansés, les sept interprètes de Phia Ménard ont obéi avec brio à une mise en scène particulièrement soignée.

Alors que le public du théâtre contemporain est habitué à voir l’exposition de pénis sur scène comme transgression ultime, – pour ne citer que Jan Fabre, Phia Ménard propose la vulve comme point d’articulation des corps de ses danseuses. Exposées à la vue des spectateurs, les vulves nues semblent être le point de départ de leurs mouvements, alors qu’elles sont à moitié allongées, vêtues d’une légère robe blanche. Prisonnières d’un cube blanc rappelant un bloc opératoire, aux néons crus, on devine déjà d’où ces créatures tireront la force de se relever. Rappelons que le spectacle a été pensé comme une évocation de l’oppression patriarcale qu’il souhaite dénoncer.

Le plafond se relève dans un grondement et Saison sèche qui est annoncé, plus précisément, comme «  rituel artistique […] pour aller au-delà de l’assignation des genres et de son corollaire, le pouvoir patriarcal » prend toute son ampleur. Les notes de musique baroque et le bruit stéréo de fond bercent l’atmosphère comme si nous étions au bord d’une mer originelle. Nous prenons alors plaisir à ressentir l’exécution lente de chaque mouvement, chargé de signification. Agenouillées, les sept femmes se mettent à se couvrir de peinture. Le visage, en se créant des moustaches, des sourcils épais ; et le corps, se voilant le pubis de peinture foncée alors qu’elles sont entièrement nues cette fois-ci. Rondes et solos de transe, où nous pouvons voir aussi bien la figure de la sorcière, de la possédée que de l’hystérique, nous emmènent dans un univers tribal primordial. Nous ne manquerons pas de remarquer pour autant que les corps des interprètes, malgré leur sauvagerie revendiquée, sont tous sur un même modèle : blanc, épilé et glabre, mince et svelte. La transgression ferait presque figure de prétexte.

Toujours sous une lumière blanche particulièrement crue, nous retrouvons les danseuses dans une autre atmosphère : debout, elles se tiennent droites et immobiles à côté d’une housse blanche. Au fur et à mesure, les spectateurs découvrent en même temps qu’elles s’en recouvrent des accessoires typiques « de mec ». Tout comme dans son très remarqué Fille ou glaçon (2015) ou dans Vortex (2013) qui nous avait alors largement convaincu, la chorégraphe joue avec l’idée du masque comme persona (le ”masque” des acteurs de l’Antiquité grecque) dans la construction de nos identités. Pour la philosophe Simone Veil, nous devons ainsi reconnaître que nous nous construisons à partir d’un projet falsifié dès le départ, – une conception qu’elle développe dans La personne et le sacré en 1943.

L’ironie pointait déjà dans le tableau précédent lorsque les interprètes avaient enfilé un slip rempli de castagnettes en guise de testicules qu’elles agitaient en s’en amusant, – une parodie réussie de la fierté masculine placée dans ses seuls attributs immédiatement visibles. Dans ce tableau, la parodie va se rapporter à différents types de masculinités bien définis : le pompier, le chasseur, le geek un peu rebelle, le trader, le prêtre, l’ouvrier, le sportif. Se dessinent sous nos yeux amusés des portraits d’hommes caractérisés. La musique est douce, légère, avec des notes de flûtes et de hautbois. Alignés en rang d’oignons, ces hommes pissent allègrement, comme de « vrais » hommes. Le ballet de la masculinité est bien rôdé. Mais à un moment, ça dérape : tous se mettent à marcher au pas, sur une même cadence militaire… Quel est alors le message de cette scène ? Doit-on réellement croire que tous les hommes parce qu’ils sont hommes et qu’ils bénéficient de ce privilège de pouvoir dominer les femmes, marchent dans la même direction ? Se définiraient-ils tous uniquement par le fait d’être de bons petits soldats du patriarcat ?

Déjà, nous pouvions observer que l’aspect caricatural de ces portraits d’hommes laisse peu de place, voire aucune, aux masculinités déviantes, ou bien aux personnes qui réinvestissent les codes de la masculinités au-delà, justement, de « l’assignation des genres » que souhaitait épingler Phia Ménard. Quid des butchs et des pédés ? Qui des traîtres à leur classe de genre et en particulier des hommes trans, des gender fluid, des FtoM mais non-binaires, genderqueer ? À trop vouloir dénoncer la binarité de genre, ce type de spectacle la réplique à l’infini, ce qui est dommage et ouvre peu de perspectives imaginatives sur ce qu’est être « homme » ou ce qu’est être « femme » et fait aussi peu écho dans le réel qu’un coup d’épée dans l’eau. Si Saison sèche se termine sur une scène d’apocalypse, où les murs suintent d’un liquide noir comme le sang, quelle en est la détermination prophétique ? Souhaitons que ce soit celle d’un ancien monde patriarcal duquel un nouveau monde, plus libre des déterminismes en tout genre, pourra émerger.

Visuel : © Christophe Raynaud de Lage

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Bénédicte Gattère
Étudiante en histoire de l'art et en études de genre, j'ai pu rencontrer l'équipe de Toute la culture à la faveur d'un stage. L'esprit d'ouverture et la transdisciplinarité revendiquée de la ligne éditoriale ont fait que depuis, j'ai continué à écrire avec joie et enthousiasme dans les domaines variés de la danse, de la performance, du théâtre (des arts vivants en général) et des arts visuels (expositions ...) aussi bien que dans celui de la musique classique (musique baroque en particulier), bref tout ce qui me passionne !

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