
La Belle (échappée) de Jean-Christophe Maillot
La Belle, ballet créé en 2001 par Jean-Christophe Maillot, mis à jour fin avril 2023, comme il se doit, salle des Princes, au Grimaldi forum de Monte Carlo, quoique dans un style chorégraphique néoclassique, passe au crible de la psychanalyse le conte de Perrault adapté par Tchaïkovski et Petipa à la fin du XIXe siècle.
La Belle et le beau
Jean-Christophe Maillot, plus que Mats Ek qui avait fait le lien entre le ballet blanc et la psychanalyse, bouscule la structure de celui inspiré par Perrault à Tchaïkovski et Petipa en prenant au pied de la lettre la Belle au bois dormant pour lui redonner, dit-il, « son éclat ténébreux ». N’oublions pas que la création au Mariinsky était contemporaine de la naissance de la psychanalyse. De l’interprétation des rêves et de l’art du merveilleux que fut aussi le cinématographe à partir de Méliès. Dès le prologue, Maillot mêle rêverie et féerie en insérant un film noir et blanc au centre de la scène, qui lui permet, par le biais d’un triptyque à la Gance et d’actions simultanées, de résumer les épisodes précédents ou d’annoncer ceux à venir.
Bien que la mise à jour chorégraphique touche aux protagonistes (cf. la fée Carabosse transformée en Drag Queen sadique) et retourne aux sources du récit, quitte à modifier le déroulé musical auquel les balletomanes sont habitués, c’est la donnée plastique qui touche immédiatement les spectateurs dont nous sommes en dosant éléments abstraits et surréalistes. Les costumes de Philippe Guillotel, updatés en 2016 par Jérôme Kaplan, demeurent sous influence schlemmerienne. La scénographie d’Ernest Pignon-Ernest, avec sa pente sysiphienne et ses arcades néo-antiques, tient de la peinture métaphysique de De Chirico qu’Apollinaire qualifia de surréaliste. Maillot n’est pas fils de peintre pour rien. La Belle, il aime, le beau, il connaît.
Réveiller le bois qui dort
Ce n’est pas pour rien qu’André Breton, avant d’être sacré pape du surréalisme, ait tenu à rencontrer Freud en personne. Pour Dada, la pensée se fait dans la bouche. Le Surréalisme prône l’écriture automatique puis, avec Dalí, la méthode paranoïaque-critique qui inspira un autre disciple de Freud, Lacan. Celui-ci a cherché à tirer ou démêler les fils des « agréables nœuds » qu’évoque déjà Perrault dans la moralité (ou le « synopsis ») de sa Belle : « La fable semble encore vouloir nous faire entendre/ Que souvent de l’hymen les agréables nœuds, Pour être différés, n’en sont pas moins heureux,/ Et qu’on ne perd rien pour attendre. »
La mise en boucle de la scène du lit n’est pas anodine. Le meuble est réduit à l’essentiel, à ses fonctions plutôt qu’à une forme : il incite à lecture, au rêve éveillé, et rappelle, s’il le fallait, le divan de la cure. Pour une petite mort, l’attente de cent ans peut sembler interminable. Plus d’un siècle après la création du ballet, vingt ans après sa propre version, Jean-Christophe Maillot a quant à lui veillé à introduire des changements dans la continuité – et dans sa discontinuité. Il note l’arrivée dans sa troupe de nouveaux danseurs « avec des sensibilités différentes et des qualités d’interprétation qui leur sont propres ». Sa Belle new-look ne repose pas sur ses lauriers : il estime que ses « chorégraphies ne sont pas des archives ou des œuvres fragiles auxquelles il ne faudrait pas toucher. »
Peindre le rêve
Nombreuses sont les trouvailles scénographiques et chorégraphiques de La Belle selon Maillot. Les unes découlent sans doute de séances de brainstorming, qui n’ont pas de but utilitaire mais obéissent à une aspiration surréaliste. Ils permettent de lever toute autocensure et laissent libre cours aux idées volantes; aux expressions de l’inconscient qui se cristallisent dans les mots d’esprit que Freud étudia et relia à celui-ci; dans le délire poétique; dans des rapprochements inattendus et des images en apparence saugrenues. S’appliquent au cas qui nous occupe les expressions “Piquer” tout court ou “piquer un roupillon”, “emballer” (séduire) la Belle avant de l’empaler…
Peindre le rêve était la consigne qu’André Breton adressait aux peintres de son mouvement, si l’on en croit Jean Cocteau. L’expression “coincer la bulle” trouve son illustration dans le ballon translucide qui, par ailleurs, rappelle Rosebud de Citizen Kane. Le manteau-cage à roulettes assujettissant le père de la mariée, le jupon rigide de Carabosse, le corset métallique du prince connoté Stroheim (auteur, par ailleurs, de Foolish Wives qui garde trace du Monte Carlo des Années folles) et les vêtements médiévaux multicolores des Pétulants font songer aux costumes du Ballet triadique. Sans oublier le baiser des amoureux presque aussi long que celui du Notorious d’Hitchcock – cinéaste en odeur de sainteté dans la principauté. Ces idées coulent de source, comme les mouvements gracieux d’Olga Smirnova (la Belle), la gesticulation morbide de Jaat Benoot (Carabosse), la fluidité d’ensemble du corps ou chœur de ballet.
Visuel : Mimoza Koike et Alexis Oliviera, La Belle, photo : Alice Blangero, Les Ballets de Monte Carlo.