
Philippe Jordan et l’orchestre de l’Opéra de Paris enchantent la Philharmonie avec Schoenberg et Strauss
Le jour même de la mise en place du couvre-feu, et au sein d’une actualité très sombre, le chef suisse et ses musiciens ont exalté la puissance poétique de La nuit transfigurée et d’Une symphonie alpestre.
Dans la grande salle Pierre Boulez, les rangées étaient un peu clairsemées, mais moins qu’on aurait pu s’y attendre, en ce premier jour de couvre-feu. Avant le début du concert, l’une des violonistes s’est levée pour rendre hommage, au nom de ses collègues, à Samuel Paty, le professeur assassiné vendredi dernier, invitant le public à observer une minute de silence, et annonçant que l’ensemble de l’équipe dédiait le premier morceau du programme à sa mémoire. La Nuit transfigurée, donc, a débuté dans ce silence absolu. L’orchestre, réduit à la section des cordes, a d’emblée déployé la partition avec beaucoup d’ampleur, atteignant à certains moments une dimension quasi opératique, sans que jamais les lignes mélodiques perdent de leur fluidité. De même, le dialogue constant, passionné, entre violons et altos s’est détaché avec limpidité de l’ensemble, maintenant l’intensité émotionnelle et dramatique de cette pièce, écrite à l’origine pour épouser les étapes successives d’un poème narratif. D’ailleurs, la vision de Philippe Jordan semble avoir consisté à privilégier la dynamique du récit à une forme de mélancolie. Et de fait, sous sa baguette cette Nuit transfigurée a résonné comme un farouche hymne à la vie plutôt que comme une errance intimiste aux accents mélancoliques.
À l’attaque de l’avant-dernière partie, marquée “sehr breit und langsam” (très large et lent), l’émotion était à son comble. Des affres d’une actualité atroce, le public s’est retrouvé transporté ailleurs, dans un monde qui redevenait pour un temps respirable, par la seule grâce de la musique. Et pendant que le souffle se libérait avec, parfois, des larmes, les courbes sensuelles de la partition se dessinaient, épousant parfois un rythme presque dansant, menant jusqu’aux toutes dernières phrases, étapes ultimes de l’apaisement; celles-ci furent enchaînées rapidement, dans la même énergie qui venait de porter l’interprétation et de transporter les spectateurs. Lesquels ont offert à l’orchestre et à son chef une ovation largement méritée.
Le plateau s’est rempli ensuite, car autant l’oeuvre de Schoenberg reposait entièrement sur la section des cordes, autant l’Alpensinfonie de Strauss requiert un orchestre symphonique au grand complet, augmenté de tubas wagnériens, de cloches de vaches, d’un orgue et d’un éoliphone, sorte de cylindre imitant le bruit du vent. Malgré une orchestration si riche, et la présence marquée des cuivres, jamais l’oeuvre n’a sombré dans la lourdeur ou dans la complaisance. De la descente initiale évoquant la nuit au calme final, l’orchestre a tracé le parcours du randonneur, jusqu’au sommet alpin et au milieu de la tempête, avec une énergie lumineuse. Avec autant de subtilité que d’engagement, Jordan a maintenu constamment l’équilibre, permettant à chaque instrument ou famille d’instruments de faire entendre sa voix, sa couleur propres. La polychromie de la partition, avec ses changements d’atmosphère rapides, était donc bien présente, avec une tempête d’anthologie en climax, et, juste avant la retour de la nuit, un tuilage sublime entre l’orgue, les flûtes, les cors et les clarinettes.
Dans l’ovation finale, on a senti que la beauté avait repris ses droits, que l’art s’était donné à voir et à entendre, une fois de plus, malgré les contraintes et malgré la terreur, opposant à celle-ci une résistance ferme et décidée, presque joyeuse. Pour ne pas céder à la peur, pour ne pas céder à la nuit.
Crédit visuel: grande salle Pierre Boulez, balcons © Beaucardet