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Ascension dans la musique de Charles Ives avec Bertrand Chamayou au Printemps des Arts

Ascension dans la musique de Charles Ives avec Bertrand Chamayou au Printemps des Arts

02 April 2018 | PAR Yaël Hirsch

Ce samedi 31 mars 2018 au cœur du Printemps des Arts de Monte-Carlo (16 mars -29 avril 2018), le Cycle « Musique Américaine » de cette édition nous proposait de redécouvrir l’inventivité de Charles Ives (1874-1954) autour d’une soirée concentrée sur le piano à l’Opéra Garnier. Une soirée magnifique et exigeante où le pianiste Bertrand Chamayou a fait monter la musique de Ives jusqu’aux sommets.
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En introduction d’une soirée dédiée à Charles Ives, ce concert du samedi soir à l’Opéra Garnier n’a pas dérogé à la règle que s’est fixée cette édition du Printemps des Arts : faire découvrir une à une des 14 Sequenze du compositeur italien d’Après-guerre, Luciano Berio. C’est le pianiste Julien Blanc qui interprète brillamment cette Sequenza exploratrice du piano, où les contraires fusionnent, où le son semble se déformer pour mieux triompher en recréant une sorte d’harmonie libérée, fascinante et d’un autre monde. Un aspect un peu mystique et une « modernité » (1966) qui s’accordent parfaitement avec la musique pour piano de Charles Ives que nous allons écouter après et révèlent d’autant mieux combien Ives était un pionnier, un demi-siècle avant la musique de Berio.

Atypique, Ives ne voulait pas devoir un centime à son art et travaillait dans les assurances pour être son propre mécène. Si bien que ses pièces durent parfois 30 ans de recherche, de réélaboration et surtout de temps entre la composition et le concert en public. On entend deux pièces de Ives ce samedi soir, à l’Opéra Garnier où le public est d’une grande attention et d’une concentration sans faille. D’abord, comme une sorte de signature de recherche et d’expérimentation le Three Quarter-Tone Pieces pour deux Pianos qu’interprètent Bertrand Chamayou et Tamara Stefanovich dont Ives a commencé la composition dès 1904 (création en 1925) et qui, comme son titre l’indique, accorde les instruments, de manière à déplacer les sons de ¾ de tons. Ce déplacement crée une attente qui perd un peu, mais n’empêche pas les deux pianos de se répondre avec tendresse, douceur et même harmonie. L’expérimentation n’empêche pas la beauté d’une cohérence qui transcende la salle, notamment dans le troisième mouvement « choral » tout à fait majestueux.

L’on a à peine le temps d’intégrer toutes ces informations : la recherche formelle par un américain dès 1904, la beauté des deux instruments qui se répondent, qu’il faut – avec l’extraordinaire Bertrand Chamayou – gravir une montagne. Egalement démarrée en 1904, prix Pulitzer pour la musique en 1930 et jouée pour la première fois en 1934, la Sonate n°2 « Concord mass » de Charles Ives est un monument de 50 minutes qui s’inspire des idées des écrivais transcendentalistes américains et se place sous le signe de la ville du Massachusetts où a démarré la Révolution Américaine. Elle vient avec un petit essai qui fait figure de mode d’emploi et à apprendre, elle est si complexe, qu’elle est très rarement jouée en live. Bertrand Chamayou explique l’avoir travaillée – parmi d’autres œuvres- pendant plus de trois mois avant ce concert du Printemps des Arts.

Morceau qui semble indépendant, le début placé sous le signe du romantique, perfectionniste et individualiste « Emerson » joue aussi bien de la dissonance que de l’harmonie du monde. La lutte gracieuse entre l’interprète et son piano, comme un combat avec des éléments déchainés se trouve encadrée et aussi sublimée par un moment bref de violon (François Duchesne).

Le deuxième mouvement placé sous le patronage de l’auteur de La Lettre Ecarlate, Nathaniel Hawthorne est plus sauvage et violent : avec l’utilisation d’un cluster (morceau de bois créant des accords dissonants) et des moments qui semblent follement improviser ou fortement inspirés de la fanfare. Rien n’est prévisible dans ce passage et l’on se laisse emporter vers un monde imaginaire et contrasté avec un grand plaisir.

Plus doux, à temps presque délicat, le troisième mouvement fait référence aux Alcott père et fille, lui philosophe, elle écrivaine et auteur des Quatre Filles du Docteur March (1868). Sans à-coups, romantique, très séduisant, c’est une musique paisible qui ressource avant d’autres explorations qu’on imagine déjà plus secouantes…

Et pourtant, malgré sa surprenante partie de flûte finale (Christine Crespy), le quatrième et dernier mouvement de cette Sonate n°2 « Concord mass » est aussi touffu, coloré et harmonieux qu’une promenade au cœur de la nature. Placé sous le signe de grand Thoreau et de son Walden, matrice de l’écologie et critique de notre civilisation, ce final chante et nous enchante pour nous emmener vers quelque chose d’accompli et de très beau.

Un concert exceptionnel, qui continue à murir en soi, tandis que la soirée se rafraichit dans un Monaco vibrant, qui entame une très riche et très belle saison avec le Printemps des Arts et en ce week-end de Pâques ensoleillé.

visuels : ©YH

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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