
« Tomino la maudite », une fable cruelle et intrigante
Casterman publie Tomino la maudite de Suehiro Maruo, mangaka que Moebius lui-même exhortait à publier au début des années 1990. Préparez-vous à une lecture à ne pas laisser entre toutes les mains, violemment cruelle.
Un jour d’hiver des années 1930, deux jumeaux, un garçon et une fille, sont abandonnés par leur mère auprès de son frère aîné, sans même les avoir nommés. Elevés au milieu des vers à soie et maltraités, Shoyu et Miso sont vite revendus à un cirque de monstres de Tokyo, où ils deviennent Katan et Tomino, les jumeaux télépathes. Accueillis dans cette famille hors normes composée d’estropiés, de nains, d’un bébé poilu comme un singe, d’une jeune fille à huit membres et de faux monstres, les deux enfants connaissent un temps la chaleur d’une vie protégée. Mais c’est sans compter sur l’avidité de Wang, leur patron, qui considère sa troupe de freaks comme des objets de peu de valeur.
Autour de l’histoire des deux jumeaux, Tomino la maudite met en place tout un ensemble de personnages secondaires que l’on suit plus ou moins brièvement. La trame de l’histoire, relativement classique, d’enfants au destin tragique suite à l’abandon initial qui va se répéter mais que la mère, devenue célèbre, va chercher à retrouver, se dissout dans l’ébullition cruelle de ce freak show. Wang, métis aux yeux divergents, manipule et abuse de sa troupe, n’hésitant pas à créer une secte et à abandonner à leur sort ceux qui ne lui servent plus, pendant que lui se repait de drogue et de sexe. L’univers de Suehiro Maruo est sombre et impitoyable, navigant dans les marges interlopes de la société.
On se demande pourtant pourquoi Tomino et Katan restent aussi peu réactifs face à tous les évènements traumatisants de leur vie. Mis à part les sentiments et sensations de leur jumeau, ils semblent être imperméables aux agressions extérieures, impassibles, comme en retrait de leur vie. Est-ce de l’impuissance, de la soumission, ou l’acceptation de leur condition ?
Prépublié à l’origine dans la revue Comic Beam entre 2014 et 2018, publié ensuite au Japon en quatre tomes, Casterman nous propose de découvrir Tomino la maudite en deux tomes épais et de plus grande qualité que le manga classique. Mais l’œuvre de Suehiro Maruo n’a rien de classique, au contraire. Il évolue dans les marges du genre, tant dans sa création que dans sa façon de la faire et de la publier. En effet, ses débuts se sont faits dans une revue pornographique, où le style importait peu du moment qu’il y avait un certain nombre de scènes de sexe. Il y a trouvé une liberté rare dans les publications grand public, lui permettant ainsi de développer son univers singulier. Suehiro Maruo n’aborde pas non plus son travail de mangaka comme ses contemporains : il travaille seul, sans assistants ni ordinateur, passant environ deux jours par planche. Le résultat est précis, détaillé et regorgeant de références.
Maître du genre « ero guro » (érotique et grotesque, qui combine érotisme et macabre), Suehiro Maruo reste avec ce tome de Tomino la maudite relativement sobre. Certes, certains passages mettent mal à l’aise dans leur représentation crue des malformations, blessures et autres actes de cruauté, mais cela reste supportable (pour un public adulte). Si la lecture n’est pas toujours facile, Tomino la maudite exerce une certaine fascination, entre attraction et répulsion.
Tomino la maudite, tome 1, de Suehiro Maruo
336 pages, 22€ – Casterman
Visuel : Casterman