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Marjane Satrapi : “Je n’ai pas essayé de faire de Marie Curie une femme exemplaire”

Marjane Satrapi : “Je n’ai pas essayé de faire de Marie Curie une femme exemplaire”

06 January 2020 | PAR Yaël Hirsch

Alors que Radioactive, son nouveau film sur la vie de Marie Curie avec une équipe et un casting anglais (Rosamund Pike et Sam Riley dans les rôles des époux Curie) était en compétition “fiction” au Festival International du Film Politique de Carcassonne, nous avons rencontré l’auteur et réalisatrice de Persepolis et Poulet aux Prunes pour un entretien sur ce biopic unique et irradiant qui sort en France le 11 mars 2020. Interview.

Radioactive est l’adaptation d’un roman graphique de Lauren Redniss. Quand on sait que vous-même dessinez et écrivez, et avez adapté deux de vos oeuvres à l’écran, est-ce difficile de filmer le livre de quelqu’un d’autre ? 

Au début, je ne savais pas du tout qu’il y avait un livre.  J’ai lu le scénario du film,  un bon scénario réalisé par Jack Thorne qui m’a attirée. J’ai lu le livre mais je suis vraiment partie du scénario. Vous savez, par exemple, quand j’ai fait Persepolis, on m’a demandé si les dessins ont nourri le film. Mais non, ce qui compte, pour le cinéma, c’est le récit. Le langage du cinéma est  très différent du langage du roman graphique, donc il faut tout repenser. Dans le  roman graphique  de Lauren Redniss,  les images sont très belles mais inutilisables pour un film. Mais vous savez, j’ai toujours pensé que dessin faisait partie de l’écriture, je ne le vois pas comme un art plastique, mais comme un art littéraire. Avant l’écriture, les êtres humains dessinaient sur les parois des grottes et c’était leur façon de s’exprimer. J’ai toujours pensé que la bande dessinée (même si ici il s’agit d’un  un roman graphique) était un genre littéraire.

Comment avez-vous pensé les images du film alors?

La première chose que je voulais montrer, c’était la radioactivité, qui n’est pas quelque chose de visible. Je me suis demandé comment filmer un cauchemar. Quelqu’un vit un cauchemar et a perdu l’être le plus cher de sa vie. Comment le montrer avec les images cette perte et rendre l’invisible visible. Après j’aime bien quand il y a quelque chose toujours un peu surréaliste, qui n’est pas complètement dans la réalité. Je n’ai jamais voulu copier la réalité. Il y a de l’espace pour imaginer des choses qui n’existent pas et pour les rendre visibles. 

Était-ce facile pour vous de tourner en anglais ? 

Vous savez que je ne suis pas née en France, donc je ne suis pas franco-française. Pour moi parler l’anglais, c’est aussi facile que parler le français.  Pour Persepolis, en fait, je l’ai déjà fait, tourner dans une langue qui n’est pas ma langue maternelle. Avec des animateurs français, je n’ai pas parlé … persan. Et le film a eu une portée bien plus grande. Le problème iranien est devenu un problème mondial. Pour Madame Curie en anglais, c’est la même chose :  un personnage qui appartient au Monde .

Et le scénario, le film, est construit sur un flashback. Vous pouvez en parler un peu pour nous dire en quoi ça vous aide un flashback comme ça ? 

Le scénario ne prévoyait pas vraiment ce flashback. C’est le monteur du film qui a suggéré cette structure, qui fonctionne. Il est vrai que Marie Curie se rappelle sa vie depuis un brancard, mais certaines choses que l’on montre dans le film ce sont des choses qui arrivent après son temps et qui sont le résultat de sa découverte. 

Le film est vraiment filmé en costumes aussi.  Vous avez en plus multiplié les époques. Est-ce un challenge ? 

Le film mélange les époques. Il commence en 1880 et finit en 1986…  J’aime bien les costumes, j’aime la précision des corsets des figurants qui leurs donnent la bonne démarche. La lentille de contact qui couvre tout l’oeil pour marquer le vieillissement des personnages. Nous avons même jauni les dents de Rosamund Pike…. Tout ceci est un travail sur la mode, qui est le miroir de la société. Que Marie Curie commence avec un corset et que dans les années 30, elle s’en libère, montre une sorte d’épanouissement des femmes du coté vestimentaire. C’est intéressant. 

Et la figure de Marie Curie était une figure importante pour vous pendant avant le film? 

Toute ma vie. Pour ma mère, c’était très important que je sois une femme indépendante. Je n’ai jamais été élevé dans cette idée qu’il fallait que je sois mignonne, qu’il fallait que je sois aimable,  que le but de ma vie c’était de me marier et d’avoir des enfants. Le but de ma vie était de faire quelque chose de très bien, voire dès le premier jour d’école, d’être la première. Elle m’a mis une grande pression et moi ça m’a poussé. Et il y avait deux figures qui l’inspiraient : madame Curie et Simone de Beauvoir. Je ne suis devenu ni philosophe ni scientifique, mais je suis  indépendante…

Le film prend aussi le partie de nous montrer des aspects de sa vie que l’on connaît moins. L’on découvre une femme qui a aussi une vie sexuelle, qui a une action politique dans le monde, il n’y a pas que la scientifique…

Dès qu’on parle d’une scientifique, c’est comme parler d’une poupée Barbie : on s’imagine que quand vous la déshabillez, il n’y a rien, c’est plat. Or Marie Curie a aimé, fait des enfants, eu des deuils… Je n’ai pas essayé de faire d’elle une femme exemplaire. Par moment, elle est gauche, elle n’est pas aimable, elle est dure… Mais vous savez si vous n’êtes pas dure vous ne devenez pas Marie Curie.  Elle était dure,  elle était une drôle de mère qui montrait son amour à ses enfants en les mesurant. Il y a des carnets entiers, tour de taille, tour de bras… Oui, mais si elle avait été la mère parfaite, et l’épouse parfaite, elle n’aurait pas eu de prix Nobel. Dans la vie, homme ou femme, nous faisons des choix et nous ne pouvons pas être bon en tout. 

Le personnage de Pierre Curie est très sympathique, lui pour le coup, il fait attention aux autres. 

Pierre c’est, dans le couple, celui que j’aime plus. Parce que c’est un homme moderne pour son temps qui veut une femme qui soit son égale. Il s’est battu pour qu’elle ait le prix Nobel, c’est réellement ce qui s’est passé. C’est une personne réfléchie qui fait parti du mouvement du positivisme. C’est pour ça aussi qu’il va à toutes ces séances de spiritisme, il y a une espèce d’ouverture sur le monde qui est extraordinaire. Mais le caractère explosif, c’est la rencontre des deux personnes, lui de caractère doux et elle, dure. 

Nous nous rencontrons au Festival International du Film Politique de Carcassonne: Qu’y a-t-il de politique dans le film Radioactive?

Même si je vois les aspects politiques (la femme, le racisme, l’éthique scientifique..), j’ai été très surprise et heureuse d’être invitée.  

La réflexion sur l’éthique scientifique est importante …

Les époux Curie découvrent la radioactivité et tout ce qu’ils veulent c’est soigner le cancer… Aujourd’hui quand vous allez dans des centres qui soignent les cancers encore aujourd’hui ça s’appelle la curiethéraphie. Aujourd’hui, le premier appareil pour guérir les femmes du cancer de l’utérus, c’est pratiquement le même appareil que les Curie utilisaient.  Après eux, on a découvert la fissure nucléaire et c’est totalement indépendant d’eux. Par contre s’ils n’avaient pas découvert la radioactivité, il n’y aurait pas de bombe atomique. Mais si on va sur ce chemin, celui qui a inventé le feu est le plus grand criminel du monde. Donc le problème est de savoir qu’avec certaines découvertes, on peut faire le mieux comme le pire. C’est ça qui est extraordinaire dans le discours de 1904  de Pierre Curie qui interroge ce que le futur va faire du radium. 

L’autre aspect politique est donc cette image de femme forte…

Vous savez, Marie Curie ne s’est jamais considérée comme féministe. Je ne veux pas l’utiliser pour une cause qui n’était pas la sienne. Elle n’a jamais fait partie d’un seul mouvement féministe pour le simple fait, je pense, que pour elle la question même de savoir si une femme était égale à un homme ne se posait même pas. Il ne faut pas oublier que quand elle a commencé à faire ses études scientifiques cela a été beaucoup plus facile pour elle au début du XXe siècle parce que c’était une période d’ouverture. Mais pour sa fille Irène, 30 ans après cela a été plus difficile… En fait, on a l’impression qu’on progresse tout le temps, mais ce n’est pas vrai. Vous voyez par exemple, au début des années 1980 dans le monde, la question de l’avortement était a peu près réglée. Mais aux Etats-Unis de nos jours, il y a plein de cliniques d’avortement qui ferment.. De même, au XVIIIe s, vous avez plein de femmes écrivains, au XIXe s, les hommes inventent le concept de “l’instinct maternel” qui signifie “une femme est faite pour être mère”. En  ce moment, nous sommes dans une période très conservatrice, c’est pour ça que le populisme et le repli sur soi ont du succès. 

Et vous, comment définiriez votre féminisme… 

Comme un l’humanisme. Il est bon de célébrer l’humain. Le féminisme qui place la femme à égalité avec l’homme obtient tous mes suffrages. Mais je  ne suis absolument pas d’accord avec le féminisme qui broie les hommes. Quand  les hommes ont fait des clubs de gentlemans, auxquels les femmes ne pouvaient pas participer, ils avaient l’excuse de leur ignorance. Nous va pas être aussi  ignorantes qu’eux. Le monde ira mieux si nous grandissons tous ensemble.

Or,  dans le schéma du monde, ce sont les femmes qui élèvent les enfants. Ce sont elles aussi  qui  leur apprennent les valeurs machistes. Alors, il faut que nous nous éduquions nous-mêmes, de façon à ce que nos fils et nos filles soient éduqués de la même manière. Si on fait cet effort là pour nous mêmes, ces fils élevés de la même façon que nos filles deviendront des hommes bien. 

Je suis avec attention les mouvements féministes qui sont en train de changer le monde. J’ai la chance que tout ceci soit très loin de moi : je ne rencontre pas ce genre d’hommes machistes, je n’en connais pas, ou peut-être que quand j’en ai rencontré,  je ne comprenais pas. Je me disais : “il me parle comme ça parce qu’il est bête”. Ce n’est plus tard que  j’ai réalisé qu’il me parlait comme ça parce que j’étais une femme! Cela été très étonnant pour moi, de découvrir cette chose là, cela ne m’est jamais passé par l’esprit que quelqu’un puisse imaginer que je puisse avoir moins de capacité cérébrale parce que je suis une femme, ou que je ne peux pas faire quelque chose parce que je suis une femme. Et bien oui ça existe, c’est bizarre, ça existe….

Quels sont vos projets après la sortie du film? 

Je suis de nature solitaire. Quand j’ai fait un film, j’ai toujours besoin de faire autre chose et d’être moi avec moi-même. Là, je suis en train de préparer mon exposition de peinture qui aura lieu le 8 octobre 2020 à la galerie Françoise Livinec. Donc je peins. Quand je prépare une exposition de peinture, il n’y a pas de producteurs, il n’y a pas d’argent, je n’ai que moi à gérer, mes toiles, mes couleurs, mes pinceaux et c’est tout. Cela me donne un équilibre. Et après on verra : si je suis vivante, si je fais d’autres films, en tout cas l’envie est toujours là…

visuel : photo officielle (c) Studio Canal 

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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