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Interview d’Amandine Gay : “Dans ce pays, il faut être capable de repenser l’universel”

Interview d’Amandine Gay : “Dans ce pays, il faut être capable de repenser l’universel”

12 October 2017 | PAR Donia Ismail

Après de longs mois d’attente, de stress intense, de courses interminables pour la promo de son film, Ouvrir La Voix sort enfin dans les salles de cinéma. Et quel soulagement! Un gros défi pour la femmes aux multiples casquettes, Amandine Gay. Retour sur un film puissant mené par une réalisatrice passionnante.

Donia: Dans ce documentaire, vous abordez plusieurs thématiques qui tournent autour de la condition de la femme noire en France. Ma première question est simple tout en étant compliquée: qu’est-ce que c’est qu’être une femme noire dans notre pays?
Amandine Gay: Je recommanderais d’aller voir Ouvrir la Voix pour trouver la réponse [rires]. L’idée en tout cas était vraiment de faire dialoguer mon expérience avec celle d’autres femmes noires pour essayer de sortir d’une vision homogène des femmes noires en France. Mon but est de toujours faire ressortir la pluralité, le fait que nous ne sommes pas justement un groupe monolithique, que nous avons une pluralité d’expériences, de religions, d’orientations sexuelles. J’avais vraiment envie de faire ressortir ce côté complexe, et de ne pas mettre en place de nouvelles normes. C’est pour ça qu’il y a cette accumulation de récits.

D: Où est l’identification? Comment peut-on exister en tant que femme noire en France?
A: Il y a vraiment ce besoin d’apprendre dès que l’on est enfant, qu’il n’y a pas que dans le sport ou dans les performances musicales, que l’on existe. Il y a Maryse Condé, qui est une très grande auteure que j’aurais aimé découvrir à l’école en France et non pas dans mon parcours universitaire dans le monde anglo-saxon. Il y a des figures aussi, comme Paulette Nardal. On parle toujours de la négritude mais en faite tous les poètes de ce mouvement se sont rencontrés chez Paulette Nardal qui tenait un salon littéraire à Clamart. Nous avons des modèles locaux de femmes noires qui ont été les premières de la famille à faire des études supérieures, de femmes noires qui ont eu des postes régaliens comme Cristiane Taubira. Il faut essayer de faire émerger cette histoire, pour que l’on n’ait pas besoin de se tourner toujours vers les États-Unis.

D: Pourquoi ce film, à ce moment là?
A: Quand je parlais de chercher des aînées, justement je me pose beaucoup la question du mentorat. Vers qui on se tourne, notre génération, quand on veut se lancer dans le monde audiovisuel.  Il y cette question finalement, que l’on doit toujours tout réinventer. Je me préparais à quitter la France pour le Canada, et je me disais que si on ne laissait pas de traces de nos combats, de notre passage, celles qui arriveraient derrière nous, auront toujours l’impression de recommencer à zéro. Alors que dans le monde anglo-saxon, il y a eut une construction sur la lutte précédente. Ce qui fait que l’on avance donc un peu plus à chaque fois, et c’est ce qui amène du changement institutionnel. Ce que l’on ne voit pas chez nous.
Puis aussi parce qu’effectivement, j’en avais assez d’être comédienne et de me voir imposer des rôles stéréotypés sans pouvoir influer sur le scénario comme j’avais tenté de le faire en passant à l’écriture de fiction. Je voulais être en charge de la narration de bout en bout, de l’écriture jusqu’au moment où le film est fini. En étant réalisatrice et puis surtout productrice, j’avais cette possibilité là.

D: Il y a une vraie esthétique qui se dégage du film. On a l’impression d’admirer de réelles photographies…
A: Bien sûr! C’était voulu, parce qu’une des choses que l’on me rabâchait quand j’étais comédienne c’était qu’il était difficile d’éclairer les peaux noires, que nos peaux ne refléter pas bien la lumière. Ils ajoutaient que l’une des raisons pour lesquelles on nous employait moins, c’est que cela rendait tout le travail de l’équipe technique plus compliqué. Cela n’est pas vrai! Les gens ne savent pas éclairer les peaux non blanches, voilà tout. Ça n’est pas pour ça que l’on prend mal la lumière, au contraire! On la réfléchit très bien, il faut juste nous filmer correctement.

D: L’un de reproche que l’on a le plus entendu c’est que votre film est un film de niche…
A: C’est aussi le pari, avec la sortie en salle. C’est que justement dans ce pays, il faut être capable de repenser l’universel. L’universel n’est pas blanc! Et nous, les minoritaires, nous sommes obligés d’être capable de s’identifier à des personnages blancs sinon on ne pourrait pas aller au cinéma, on ne pourrait pas apprécier ce qui nous est offert. La question maintenant c’est de savoir si l’inverse peut être possible. Je rêve de faire ce road movie entre trois soeurs qui se retrouvent après la mort de leur mère et il se trouve qu’elles sont Noires. Est-ce qu’on va continuer à m’opposer comme argument que « c’est un film de noirs », ou est-ce qu’on va voir que c’est un film sur le deuil, sur la famille, sur la sororité. Moi, le jour où en France on sera arrivé à ce stade où on pourra représenter des histoires d’amour, de famille, des drames qui touchent les minoritaires, cela voudrait dire qu’on aura repensé l’universalité.

D: Le film varie entre moments de rires, de candeurs, et d’émotions intenses. Au bout de deux heures on est totalement chamboulé, mais vous, les témoignages, vous les avez tous entendus pendant plus de 20 heures. Comment on gère tout ça?
A: Ça été dur. Je suis du genre à me lancer dans les choses puis après à me rendre compte de ce qui est en train de m’arriver. Je ne pensais pas qu’il y aurait autant de candidates. Quand j’ai fait les 45 pré-entretiens à cette époque là, je travaillais encore à temps plein dans une restaurant. Je faisais ça donc les soirs et les week-end. Et ça durait facilement entre deux et trois heures à chaque fois. Ça été comme me prendre un TGV dans la face.

D: Vous avez fait le choix d’être totalement effacée, même si on entend votre voix. Pourquoi un tel choix qui est chose rare dans les documentaires?
A: L’idée c’est vraiment de faire un documentaire de création. Il y avait cette volonté de casser tous les codes justement de la télévision et de faire un film d’entretiens qui soit un film esthétique, et qui pour moi était un vrai parti pris politique. Là où on nous attend éventuellement, c’est sur un discours politique mais certainement pas sur des audaces esthétiques. Il n’y a pas de plans de coupes, de champs contre champs. S’il y a des coupures, ce sont les respirations artistiques ou le chapitrage. Dans le documentaire vérité, je n’aime pas le maintient d’une certaine illusion d’objectivité. Et c’est la raison pour laquelle je suis quand même un peu présente. Quand on a choisi un sujet, des personnes qui interviennent et quand on fait un montage, on donne une orientation à son film, même si on n’intervient pas à l’écran directement. Je préfère les subjectivités affirmées, c’est-à-dire qu’au début du film c’est écrit « Un film écrit et réalisé par Amandine Gay », parce que mes douze thématiques sont écrites dès le départ et elles viennent de mon expérience. Donc les filles sont dans un cadre posé par moi et qui est très défini.

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D: On entend beaucoup de mots, que l’on n’entendait pas il y a quelques années: « afrodescendance » ou encore « afropéenne ». Pourquoi cette pluralité de mots?
A: Parce que justement on est autant de personnes et de personnalités. Encore un fois, c’était vraiment très important pour moi de faire entendre tous les types d’identification, pour montrer d’abord que cela appartenait à la personne qui se présente. Souvent, on me demande quel terme devrait-on utiliser. J’ai des termes pour moi et les autres ont des termes pour eux. Encore une fois, l’objectif ce n’est pas de mettre de nouvelles normes. Chacune fait comme elle veut. Ça c’était la première chose. Et l’autre raison c’est que justement on est tellement catégorisées de l’extérieur, que l’on fait en sorte soit de se ré-approprier les termes.

D: On entend beaucoup de références aux États-Unis. Certes ils sont vraiment avant-gardiste dans tout ce qui est afro féminisme. Mais c’est également le pays où on a une communauté noire qui est encore la cible de violences policières. Comment peut-on composer avec ça??
A: La question c’est surtout où regarde-t-on? Si on regarde les avancées institutionnelles, c’est là qu’ils sont avant gardistes, c’est-à-dire au niveau des universités, des départements, le fait qu’Oprah Winfrey ait sa chaîne de télévision, qu’il y ait à présent beaucoup de producteurs et de réalisateurs noires: Shonda Rimes, Ava Duvernay. Au niveau du changement institutionnel, c’est là qu’il y a eu un travail de fait, une institutionnalisation des luttes d’émancipation des droits civiques. Où est l’institutionnalisation de la Marche pour la dignité contre le racisme de 1983? Qu’est-ce qui est arrivé à toutes ces personnes qui militaient à cette époque là? Est-ce qu’elles sont devenues professeurs des universités? Est-ce que cela leur a permis d’avoir ensuite des meilleurs postes? Est-ce que cela a permis une plus grande diversification dans le monde du cinéma? Moi c’est cette institutionnalisation que je ne vois pas en France. Et pour moi c’est en cela que l’on est en retard. Par rapport à notre population et à notre société où il n’y a pas une circulation des armes à feu aussi élevée qu’aux États-Unis, finalement le nombre de personnes noires et arabes tuées par la police, est extrêmement élevé. Si on se compare aux États-Unis, effectivement non. Mais en faite, si on se compare à nous même, et aux autres groupes de la société française par exemple les Blancs, là on va voir qu’en faite il y a un vrai soucis de brutalité policière. Le film m’a permis de voir comment dans l’espace francophone, on aime bien désigner un autre méchant pays raciste. En France, on nous pointe les États-Unis, mais en Suisse, en Belgique et au Québec on nous pointe la France. C’était intéressant de voir que pour beaucoup de pays c’est plus facile de ne pas aborder son racisme local et de pointer un pays plus raciste, que de voir ce qui se passe chez nous.

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Donia Ismail

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