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Arnaud Cohen : «Il est important d’avoir une proximité avec le salopard pour pouvoir se méfier de soi-même »

Arnaud Cohen : «Il est important d’avoir une proximité avec le salopard pour pouvoir se méfier de soi-même »

17 January 2019 | PAR Yaël Hirsch

Le 31 janvier, Toute La Culture propose aux premiers de ses lecteurs à une visite privée de l’exposition “Regards d’artistes – Œuvres contemporaines sur la Shoah ” au Mémorial de la Shoah. Aux côtés de Sylvie Blocher (avec Gérard Haller), Natacha Nisic, Esther Shalev-Gerz, et Christian Delage, Arnaud Cohen présente l’installation “Dansez sur moi”. Il sera là pour la visite pricée du 31, qui sera guidée par le coordinateur du service pédagogique du Mémorial, Jacques-Oliver David. Inscrivez-vous ([email protected], entrée libre dans la limite des places disponibles) et en attendant, nous l’avons interrogé sur son rapport à la Shoah…

Evenement facebook de la visite privée de Regards d’artistes avec Toute La Culture, ici. 

Site d’Arnaud Cohen, là. 

Comment est né « Dansez sur moi » ?

Au départ, c’est quelque chose d’expérimental. Pour pouvoir bien vous en parler, il faut que je vous explique l’histoire de mon atelier. C’est un lieu j’ai acquis à Cenon-sur-Vienne, à 300 km de Paris, entre Tours et Poitiers. C’est sur une île sur une rivière, une friche industrielle, une ancienne manufacture, avec une aile plus contemporaine et totalement détruite avec des arbres qui poussaient dedans. Aujourd’hui c’est un bâti de béton sur pilotis avec par-dessus une structure Eiffel. J’ai commencé à enquêter sur ce lieu, mais les gens ne se souvenaient de rien. J’ai découvert qu’au 19e siècle, vers 1830, toutes les inventions importantes de la coutellerie d’aujourd’hui ont été pensées là-bas. A tel point que lorsque Napoléon III commande une monographie des industries de pointe du monde, pour Krupp, il y a l’acier, pour le fil il y a Demler, pour le cristal il y a Baccarat et pour la coutellerie il y avait l’atelier qui aujourd’hui m’appartient. Et puis on m’a dit que c’était une usine pendant la guerre et qu’on y fabriquait des armes. Et un historien qui au début refusait de parler m’a finalement raconté, au bout de quelques années, que cette fabrique était un haut-lieu de la collaboration dont le propriétaire, Maurice Rocher, possédait toutes les usines entre Tours et Poitiers. J’ai découvert qu’il y fabriquait des pièces de V1.

Quelle a été votre réaction ?
Cela résonne avec mon histoire familiale : Mon père, était né à Paris, d’une famille originaire de Constantinople, qui parlait encore l’Espagnol du 15eme siècle lorsqu’elle est venue habiter à Paris après les années 1920. Cela a été très rude pendant la guerre. Ma famille proche y a échappé, certains cousins sont morts et mon père a vécu la guerre de ses 8 ans à ses 12 ans comme un traumatisme qu’il a su transmettre. De l’autre côté, ma mère est une convertie d’origine sarthoise, grandie dans une famille de meuniers depuis le Moyen-Age. Être meunier est un positionnement particulier parce qu’à partir de la Révolution, ils étaient les seuls employeurs dans la région, à part les terres des aristocrates et pouvaient leur faire contre-pouvoir. Les meuniers se retrouvaient souvent maires des différents villages et leurs enfants allaient donc à l’école publique et laïque. Pendant la guerre, les aristocrates recevaient leurs cousins allemands chez eux et les meuniers qui ont pu conserver leurs charrettes et leurs chevaux transportaient les parachutages des résistants… Ma mère a passé la guerre chez une de ses tantes qui cachait une famille juive. Et l’un de ses oncles s’est fait dénoncer et est mort en Allemagne. Il a travaillé comme esclave à Dora, le camp où l’on assemblait les pièces de V1 et de V2.

Et je me suis demandé comment j’allais gérer toute cette histoire. Mais je me suis dit que si je partais, personne ne l’écrirait. Je me suis alors demandé comment laisser une trace de tout ceci. Or, il se trouve que dans ma cour, il y a du béton datant de la guerre où l’on peut voir trois dalles qui ont la forme de stèles funéraires, comme celles que l’on peut apercevoir dans les cathédrales. Ces dalles ont vraisemblablement servi à fixer des machines mais je ne pouvais m’empêcher de croire que c’étaient des tombes. Finalement a germé l’idée de graver les tombes des responsables. D’abord Maurice Rocher, le patron de toutes ces usines, qui allait par pure cupidité décrocher des contrats….

Sait-on où il est mort ? A-t-il été inquiété pour son passé collabo ?
Il a fait un petit peu de prison, a fermé ses usines et a conservé le reste de ses biens. Son fils était encore vivant quand j’ai commencé le projet et menaçait quiconque essayerait d’écrire l’histoire du lieu. Malgré tout, je grave sa tombe. J’en fais un citoyen d’honneur de la ville de Nordhausen, avec de belles francisques et un commentaire en allemand « à notre collaborateur fidèle ». Voilà pour le premier. Ensuite, il y a Von Braun lui-même, qui est pour moi un collaborateur. Et aussi Jean Bichelonne, l’intermédiaire et brillant polytechnicien en charge avec Speer d’intégrer les usines françaises au complexe militaro-industriel du Reich. Alors que tout mon travail porte sur la responsabilité individuelle, ces trois hommes sont pour moi extraordinaires parce qu’il y en a un qui est un aristocrate de la République de Weimar qui poursuit son rêve et les deux autres sont ce qui se faisait le mieux dans leur domaine, des fleurons de la Troisième République. Ce ne sont pas tout d’un coup de mauvaises personnes qui débarquent. Lorsque j’étais enfant, le discours que j’entendais était qu’Hitler était fou, puis après il y a eu une espèce de banalisation des théories de Hannah Arendt puis du travail sur l’obéissance à l’autorité de Stanley Milgram. Si bien que dans les années 1980, on disait que les gens obéissaient bêtement, on le dit d’ailleurs encore aujourd’hui. Sauf qu’il manque quand même le moteur. Et le moteur ce sont ces individus qui par intérêt personnel ont réellement collaboré. Du coup j’ai trouvé qu’il y a un vrai lien entre cette œuvre et l’actualité autour de Pétain. Pour moi la question de commémorer ou non est mal posée. Comme Pétain, mes trois collaborateurs étaient des citoyens d’honneur de la 3ème République et de la République de Weimar, des élites célébrées. Et ce n’est pas un hasard. Il ne faut donc pas les escamoter car c’est justement ce sur quoi les historiens devraient à mon sens d’avantage travailler pour faire progresser les peuples dans la compréhension de ce (de ceux) qui les mène(nt) à la dictature. Notre avenir hélas en dépend.

Et vous vous voyez vous-même évoluer avec toutes ces choses, vous ne prenez pas de recul ?

Ce qui m’intéresse également ce n’est pas tellement l’identification aux victimes, mais plus l’identification aux salopards. Je pense qu’il est plus important que les gens sentent une proximité avec le salopard pour pouvoir se méfier d’eux-mêmes. Il s’agit également de bâtir empiriquement autre chose que ce qui a déjà été fait quant à la transmission de mémoire. Tout le travail qui a été fait autour de la Shoah a été efficace à un moment où il y avait une espèce d’omerta. Avant il y avait un énorme tabou autour de la déportation, on ne parlait pas de la Shoah. Dans le monde la culture on ne peut alors plus l’occulter. Maintenant, aujourd’hui, l’efficacité de ce procédé est devenue très faible parce qu’en réalité nombreux sont ceux qui ne s’y intéressent pas et ceux qui ne sont pas là. En termes d’outils de conscientisation, c’est devenu inopérant. Je vois que l’on construit des monuments à la mémoire qui sont des statues de commandeurs et mettent la vie à distance. L’exemple de Christian Boltanski est intéressant : il y a un silence complet dans les salles, la vie est absente, les gens se retirent d’eux-mêmes. Et en face, il y a ceux qui disent, comme dans mon village, que c’est le passé, qu’il faut tourner la page, aller de l’avant. Ils tiennent ce même discours depuis des dizaines d’années et dans mon village, le Front National fait 40% des voix.

Alors, comment provoquez-vous de la conscience vivante avec « Dansez sur moi » ?
L’installation est aussi un lieu de fête, où l’on danse, avec les guirlandes lumineuses. L’ensemble du protocole c’est-à-dire ce que j’ai gravé au sol, les caméras de vidéosurveillance et puis même les lampions nous surprennent en train de nous souvenir, ou pas. Et ce travail vit, notamment en traversant l’Europe. J’étais en train d’y réfléchir en 2017 quand j’ai rencontré la directrice d’un des musées de Berlin. Je lui ai parlé des prochaines élections en France, dit qu’en ce moment ma responsabilité c’est de produire ces œuvres avant cette échéance. Elle m’a parlé d’élections en Allemagne élections quelques moi après les nôtres, alors que Berlin est au cœur de l’Allemagne de l’Est où les néo-nazis sont en train de prendre de l’importance. Elle estimait que sa responsabilité était de son côté de présenter une œuvre comme la mienne. Elle a ajouté qu’elle ne sait pas où j’en serais au moment de ces élections et que l’œuvre n’est peut-être pas transportable mais qu’elle aimerait présenter le maximum de ce travail. Incroyable ! J’ai donc fait une transposition pour l’Allemagne avec un disque en inox de trois mètres cinquante de diamètre. A l’intérieur de ce disque, j’ai inclus trois dalles en acier Corten, un acier rouillé, les caméras de vidéosurveillance et au lieu de lampions, des boules à lumières multicolores disco qui projettent de la lumière sur l’œuvre. J’ai ramené cet objet à Berlin et le public est entré en interaction. Parmi les invités, Wim Wenders, qui est passé deux fois. C’est un homme qui incarne tellement l’Histoire de Berlin, il m’a fait danser avec lui sur les dalles devant les caméras de vidéosurveillance en fredonnant « Le beau Danube bleu ». Et comme il est très grand, il doit faire deux mètres, j’avais l’air d’un singe au bras d’un homme… C’était magique… Puis j’ai eu la chance de pouvoir rencontrer Sophie Nagiscarde, qui est une des deux curatrices du mémorial de la Shoah, à qui j’ai raconté cette histoire et qui m’a dit qu’elle était intéressée…

Et c’est la première fois que vous vous penchez sur la période de la Seconde Guerre mondiale dans votre travail ?

Je pense que mon travail est toujours habité par cette histoire et que la responsabilité individuelle dans les modifications de notre destin collectif a pour sujet sous-jacent la Deuxième Guerre mondiale. Mon travail n’est pas un travail sur la Shoah du tout, mais je pense que la Shoah m’a malheureusement construit et donc on peut retrouver cela comme fil conducteur. C’est ici la première fois que je l’abordais ainsi car j’estimais que c’était justement ma responsabilité individuelle de le faire, c’est-à-dire que je suis la propriétaire, le responsable de ce lieu dont personne n’a osé écrire l’histoire, à un moment où le Front National peut remporter les élections. C’est pour ces raisons que je l’ai fait.

photos : Arnaud Cohen dansant avec Wim Wenders et installation au mémorial (c) Arnaud Cohen et YH

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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