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Nick Cave versus ChatGPT

Nick Cave versus ChatGPT

20 January 2023 | PAR Juliette Brunet

Après avoir reçu les paroles d’une chanson écrite par l’intelligence artificielle ChatGPT « dans le style de Nick Cave », le chanteur australien a réagi avec véhémence. Dans sa réponse au fan qui lui a fait parvenir le texte, il renie les talents d’auteur de l’algorithme, ce dernier étant incapable de ressentir émotion et sentiment.

Depuis son lancement en novembre dernier, le prototype d’agent conversationnel ChatGPT a suscité fascination et répulsion, engouement et dénigrement. La principale fonction de cette intelligence artificielle est de pouvoir générer toute sorte de texte en réponse aux requêtes des utilisateurs. Son utilisation d’un langage très proche de celui de l’humain est qualifiée de « bluffante » pour les uns, de « terrifiante » pour les autres. Disponible gratuitement sur le site de la société américaine OpenAl qui l’a conçu, ChatGPT est capable de faire des synthèses de documents, de construire des argumentaires autour de sujets spécifiques, de copier notre style d’écriture ou ceux d’auteurs célèbres, de résoudre quasi instantanément des calculs complexes.

Mais ce n’est pas tout : il pourrait également concevoir des récits fictionnels avec plusieurs personnages, construire des scénarios ou encore écrire des paroles de chansons. Est-ce à dire que l’algorithme dispose d’un esprit créatif et d’une âme d’artiste ? Toute le monde n’est pas de cet avis. Et surtout pas Nick Cave. Le chanteur du groupe The Bad Seeds n’a pas caché son agacement après qu’un fan néo-zélandais lui ai envoyé les paroles d’une chanson créée par ChatGPT dans « le style de Nick Cave ». Loin d’être impressionné, ou a minima amusé, par la production de l’algorithme, il a répondu de manière cinglante : « Merci pour la chanson, mais avec tout l’amour et le respect du monde, cette chanson, c’est de la merde ».

Mark n’est pas le premier fan à avoir commandé à ChatGPT une chanson imitant le style du rockeur. Dans sa réponse, publiée sur son site The Red Hand Files, le chanteur affirme en avoir reçu des dizaines depuis le lancement de l’algorithme. « Inutile de dire que je ne ressens pas le même enthousiasme autour de cette technologie », ajoute-t-il. Le programme informatique a accouché d’un texte qui rappelle à première vue ses paroles sombres et spirituelles, parsemées de références bibliques, avec pour refrain : « I am the sinner, I am the saint / I am the darkness, I am the light / I am the hunter, I am the prey / I am the devil, I am the savior ». Mais pour l’artiste, ce n’est rien d’autre qu’une « réplique parodique ».

 

Création authentique contre pathétique pastiche

« ChatGPT est sans doute capable d’écrire un discours, un essai, un sermon ou une nécrologie, mais pas une vraie chanson. De temps en temps, il se peut qu’il crée une chanson qui soit à première vue impossible à distinguer d’un original, mais cela ne sera jamais plus qu’un décalque un peu grotesque », développe Cave dans sa réponse. S’il fustige tant l’intelligence artificielle, c’est en raison du mimétisme de ses productions, de l’absence d’identité et de singularité de ses textes. Reproduire n’est pas créer et imiter n’est pas inventer.

« Ce qui fait qu’une grande chanson est grande n’est pas sa ressemblance avec un travail déjà existant. Écrire une bonne chanson n’est pas imiter, ou répliquer, ou pasticher, c’est tout l’opposé. C’est un acte d’auto-assassinat qui détruit tout ce que d’autres ont créé dans le passé ». Il apparaît clairement que ChatGPT n’a pas de créativité ou d’imagination, au sens humain du terme. Rappelons que l’algorithme réalise une prédiction à partir d’une requête qui lui est soumise pour un agent extérieur. La production qui en découle s’appuie sur les données qui ont servi à l’entraîner, pour construire la réponse la plus logique et crédible possible. De plus, sa base de données se cantonne aux informations antérieures à 2021, ce qui l’empêche de s’exprimer sur des évènements actuels. Et, bien évidemment, de créer quoi que soit qui transcende la réalité factuelle, pour imaginer quelque chose qui n’a jamais existé.

 

Un algorithme peut-il créer sans souffrir ?

« Les chansons naissent de la souffrance. J’entends par là qu’elles sont issues de cette lutte intime et complexe qu’est la création, et autant que je sache, les algorithmes ne ressentent rien. Les données ne souffrent pas. ChatGPT n’a pas de vie intime, n’est allée nulle part, n’a rien enduré, elle n’a pas eu l’audace d’aller au-delà de ses limites, et de ce fait n’a pas la capacité de créer une expérience transcendante, puisqu’elle n’a aucune limite à transcender ». Puisque l’algorithme ne pourra, a priori, jamais faire l’expérience de l’existence humaine, éprouver des émotions violentes et exprimer des sentiments intimes, il ne pourra véritablement créer, au sens artistique. Exclue des tourments humains d’où jaillissent les créations artistiques, l’IA ne peut accéder à l’essence de la musique selon Nick Cave.

Il poursuit : « Ce sont ces départs dangereux, à couper le souffle, qui catapultent l’artiste au-delà des limites de ce qu’il ou elle reconnaît comme étant son moi connu. Cela fait partie de la lutte créative authentique qui précède l’invention d’un texte unique d’une valeur réelle ; c’est la confrontation haletante avec sa vulnérabilité, son péril, sa petitesse, contre un sentiment de découverte soudaine et choquante ; c’est l’acte artistique rédempteur qui remue le cœur de l’auditeur, lorsque celui-ci reconnaît dans les rouages de la chanson son propre sang, son propre combat, sa propre souffrance. C’est ce que nous, humbles humains, pouvons offrir, et que l’IA ne peut qu’imiter, le voyage transcendant de l’artiste qui est toujours aux prises avec ses propres défauts. C’est là que réside le génie humain, profondément ancré dans ces limites, tout en les dépassant ».  

 

Des machines musiciennes et des algorithmes artistes ?

Actuellement en train de travailler sur un nouvel album avec les Bad Seeds, le chanteur a ajouté : « On pourrait penser que je prends tout ça un peu trop personnellement, mais je suis un songwriter engagé, en ce moment précis, dans un processus d’écriture. C’est un travail qui se fait avec le sang et les tripes, à mon bureau, je dois donner de ma personne pour faire naître une idée neuve et fraîche. Cela requiert mon humanité ». Créateur protéiforme dont le talent de parolier, s’accompagne de ceux de musicien, de romancier, de scénariste, Nick Cave s’inquiète du développement global des IA, au-delà du champ artistique : « Je sais que ChatGPT en est à ses balbutiements, mais c’est peut-être l’émergence de l’horreur de l’IA – elle en sera à jamais à ses balbutiements, parce qu’elle aura toujours à aller plus loin, toujours plus vite. On ne peut pas faire marche arrière, on ne peut pas ralentir, que ça nous mène vers un futur utopique, ou vers notre destruction totale ».

D’autres artistes se sont également exprimé sur l’usage de ces outils dans le processus de création artistique, notamment dans les domaines de l’illustration et de la peinture. L’émergence de logiciels comme Midjourney, capables de générer automatiquement des images à partir d’une description textuelle, a suscité indignation et inquiétude. À l’instar des outils de création d’image, ChatGPT a lui aussi essayé de se frotter à l’art. En plus d’être à l’origine de production dont la valeur est questionnée, ces logiciels relancent d’innombrables débats concernant la distinction entre les intelligences artificielle et humaine, les questions relatives au plagiat et à la propriété intellectuelle, l’importance sociale et culturelle des artistes dans nos sociétés.

Dès lors, comment différencier l’œuvre de l’artiste et la production de la machine ? Comment qualifier ces textes et ces images qui ne sont produites par aucun auteur réel ? La frontière de plus en plus en ténue entre (re)production et création, présage-t-elle un monde sans artiste ? La réponse d’un des artistes les plus respectés et les plus prolifiques du rock moderne apparaît limpide et tranchante. Actif depuis la fin des années 70, le vieux lion n’a pas dit son dernier mot, exprimant son avis avec une force et une poésie, qu’on imagine difficilement sortir de la bouche d’un robot…

©Wikimedia Commons

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Juliette Brunet

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