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Malaise dans la culture

Malaise dans la culture

01 June 2013 | PAR Idir Benard

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Après les multiples articles du Midi Libre sur les mésaventures de Nabilla, c’est au tour de Libération d’offrir sa quatrième de couverture à ce degré zéro de la culture. Comment les inepties les plus consternantes comme problèmes de lotion capillaire et autre guerre mondiale de 78 peuvent avoir autant de portée dans la sphère (a)culturelle? La real TV, miroir de la condition humaine et précurseur de la débilmania généralisée actuelle, fascine.

Ca y est, nous y sommes. Après 2000 ans d’évolution humaine, nous sommes enfin parvenus au summum de la culture : bombe atomique, clonage génétique et … Nabilla. Plus qu’un modèle de réussite, elle est devenue l’épitome français d’une tendance planétaire à l’ampleur grandissante : la débilmania. Entre Nikki Minaj, les anges à Miami, les Harlem Shake marrants 3 secondes ou encore les ATL Twins, on ne sait plus où donner de la tête. “Plus t’es con, plus t’es cool”, tel semble être le message subliminal de la société actuelle et de sa culture globale. Nabilla, courtisée par les photographes et journalistes pour quelques clichés et commentaires qui apporteront leur part d’audience correspondante, ne s’appartient plus, se fait désirer et prolonge son quart d’heure warohlien. Dernièrement, c’est Libération qui a bénéficié, le temps d’un article, de ses lumières qui valent leur pesant de silicone en termes d’audimat. L’article, empiétant sur les plates bandes de Closer et Public, avec un phrasé et une formulation la dépeignant comme la nouvelle quasi-icône glamour, revient sur la biographie de sa vie on ne peut plus banale. Une quatrième de couverture entière, comme si elle avait révolutionné le 7th art ou suscité un espoir transcendant chez quelques damnés de la Terre. Alors qu’elle n’est qu’à l’origine d’une phrase d’une vacuité insondable -vous savez, le shampoing et les cheveux comme critères inaliénables de la condition féminine-, elle jouit d’une célébrité instantanée et disproportionnée au regard de sa fatuité stérile. Comment en est-on arrivé à cette situation où n’importe qui racontant n’importe quoi puisse jouir des feux de la rampe, et créer, à l’extrême, une hystérie d’émulation collective relayée par tous les médias, même les plus respectables?

Privatisation et les 3 âges de la télé

La clé se trouve à la fin des années 80, période de bouleversement politico-économique considérable voyant l’avènement du modèle ultralibéral initié aux USA. En France, la fin du monopole d’Etat et la privatisation de TF1 inaugurent l’entrée de plain pied dans ce que Jean Louis Missika appelle, dans son essai “La fin de la télévision”, la néo-TV qui succède à la paléo-TV des années 60/70. Cette dernière, conformiste, cadrée et ennuyeuse, avec des spectateurs gentiment assis derrière leurs postes à écouter sagement les bribes de savoir que les dépositaires de la connaissance daignaient leur transmettre, se voit remplacée par la néo-TV.  Avec l’apparition de chaînes privées thématiques comme M6 ou Canal +, c’en est fini de la télévision déférente et instructrice, place à l’intimisme. Lorsque le téléviseur s’installe dans la chambre à coucher, le téléspectateur veut sortir de la grisaille du quotidien, il veut du sensationnel. La néo-TV donne la parole à des personnes ordinaires ayant vécu quelque chose d’extraordinaire, et fait ainsi émerger une nouvelle parole légitime. D’autant plus qu’avec l’apparition de la télécommande, le spectateur a désormais le pouvoir de choisir ce qu’il regarde, et l’instauration du zapping va générer une lutte d’audience parmi les pourvoyeurs de programmes, désormais privés. Avec des émissions comme Psy-show ou Perdu de Vue, considérées comme des innovations thématiques, l’on pénètre -en douceur- dans l’intimité de parfaits inconnus. Avec la post-TV, qui va succéder à la néo-TV, un autre tabou de la télévision va tomber. Initiée par la boîte de prod’ Endemol et son émission Big Brother en 1999, non seulement n’importe qui pourra venir parler, mais pour parler de n’importe quoi, de trivialités sans intérêt, de débilités. Ainsi, dans cette dynamique de proximité avec le téléspectateur, l’évolution vers une télévision encore plus intime, fusionnelle, dans laquelle seul compte le fait de passer à la télévision, démontre qu’il est maintenant plus important de coller aux attentes et émotions du public que de faire passer des messages. La crise boursière des années 2000, frappant particulièrement le secteur des médias et des Nouvelles Technologies de l’Info et de la Com en général, va accélérer le processus. Avec une concurrence encore plus acharnée pour la captation de l’audimat, la real TV, va se généraliser. Et la déliquessence des valeurs avec elle. Car la ligne de fond de ce processus est purement économique : qui dit privatisation d’un média, dit investissement privé. Et qui dit investissement dit donc retour sur investissement attendu (15% de rendement en général), captation maximale d’audience pour un impact optimal de la publicité, avec pour seul objectif la hausse des parts de marché. On connaît la fameuse déclaration en 2004 de Patrick Lelay, photoex PDG de TF1: ” Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective ”business”, soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit (…). Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible (…). Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité (…) Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où l’information s’accélère, se multiplie et se banalise.”  Dans ce contexte, la connerie est le meilleur moyen qui ait été trouvé pour s’adresser à la majorité, car elle détend et fait vendre. Et plus la connerie est profonde, plus les gens qui s’y reconnaissent sont nombreux. La télé a enfin réussi a parler à tout le monde et à capter l’attention du cerveau. Or il s’avère que les choses ne risquent pas de changer, puisque le cerveau humain à une propension naturelle à être attiré par la débilité, entendue ici comme comportement primaire régréssif, et que la real TV appuye exactement là où ça fait mal.

 Cerveau reptilien et désir mimétique : la propagation

Depuis les années 80, le divertissement sur le petit écran ne trouve ainsi plus sa force dans la moralité ou l’émotion, mais dans l’excitation de nos pulsions primitives. Sexe, violence, cruauté, humiliation, larmes, voyeurisme… On ne compte plus les saisons et les déclinaisons à la pelle des lofts, relooking et autres quêtes d’amourettes champêtres qui ne sont pas prêtes de s’arrêter. Pourquoi assiste-t-on à une croissance exponentielle de ce genre de “divertissement”? Tout d’abord, le cerveau humain est physiologiquement conçu pour réagir en priorité aux pulsions primaires. Le cerveau primitif, appellé également cerveau reptilien, est celui gérant les situations impliquant la survie, le plaisir, la peur, le combat ou la fuite, la copulation. En un mot, les pulsions de vie et de mort. Il a pour caractéristique de court-circuiter le néocortex, partie du cerveau destinée à la reflexion rationnelle, et de décider de nos comportements dans 95% des cas. Ainsi, tout ce qui n’est pas relatif à la réflexion consciente, prédomine. De plus, de part sa bipédie, le rôle de la vue est capital chez l’homme, beaucoup plus que chez les autres mammifères, et c’est ce que notamment Freud appellera la pulsion scopique. Homer-Brain-X-Ray-the-simpsons-60337_1024_768Les marketeurs et autres stratèges de la com’ ont bien compris cette fragilité humaine : la real TV use et abuse de ces faiblesses qui bien évidemment atteignent le plus grand nombre, que l’on soit président de la République ou prolétaire. En bref, une sorte d’unité de la condition humaine derrière sa vulnérabilité pulsionnelle qui transcende les classes sociales et les titres honorifiques. Nous sommes tous sensibles à la débilité, et qui plus est, nous sommes tous capables et susceptibles d’y plonger tête la première. Mais le cerveau reptilien ne suffirait pas en soi à expliquer cette déferlante de propos et de comportements plus ineptes les uns que les autres que l’on voit envahir le PAF depuis quelques années. La suite du processus est simple. La logique grégaire du désir mimétique prend la relève, et dans une surenchère à la connerie, la célébrité, même factice, même éphèmère, devient le nouveau graal de la société du spectacle. Dans cette société du spectacle où tout se marchande, s’exposer à tout prix et être vendable deviennent les seules valeurs pertinentes et crédibles. Et les projecteurs sont braqués sur la débilité, qui a pignon sur rue. “Non mais allô quoi, t’as pas lu le dernier article sur Nabilla dans Libé? T’es trop à la masse comme meuf (ou mec)”. Voilà, en substance, la phrase décrivant le mieux la logique grégaire du désir mimétique et sa propagation virale. On récapitule : la formule, dans l’état actuel des choses, de la real TV, et de sa dynamique autoentretenue annonciatrice de la débilmania, serait la suivante :

(TV privée + temps de cerveau dispo)Endemol  + (cerveau reptilien x désir mimétique x société du spectacle) + Nabilla Libération

Real TV et débilmania, ou la décadence de l’homme exposée et glorifiée

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Mais si la real TV a un tel succès, n’est-ce pas parce-que justement nous avons un problème avec la réalité ? N’est-ce pas parce- que nous avons un problème avec nos vies routinières, ennuyantes, répétitives et aliénantes que nous cherchons un côté scénaristique et romancé à la réalité, même fictive et décadente? Car la real TV n’est pas la réalité. C’est une projection de désir de réalité, et c’est bien différent. Nous sommes tellement en manque de naturel qu’on croit que la real TV est réelle, même si elle est fictive. Embrouilles, clash, fornication improvisée dans une piscine, apparence négligée, syntaxe langagière et vocabulaire plus que rudimentaires, la real TV expose et valorise une sous-civilisation dégénérée et régressive. Et qui plaît. Une autre découverte majeure faite par Freud est que la majorité des pensées et comportements humains correspondent à une compensation des désirs réfrénés ou supprimés au cours du développement de la psyché. En clair, pour les névrosés que nous sommes, la real TV est un exutoire facile et d’une efficacité redoutable à briser les codes et le vernis civilisationnel avec lesquels les modèles sociétaux s’évertuent à encadrer les pulsions humaines. Désormais, on peut dire le truc le plus débile qui soit, se balader à poil, arborer des tenues dépravées ou loufoques et les revendiquer comme un choix personnel, et ce, d’autant plus que ces comportements sont plébiscités, émulés et légitimés comme norme, puisqu’ils sont montrés au plus grand nombre. Le conditionnement de masse abrutissant fait perdre à l’homme, en l’incitant à suivre la médiocrité ambiante, toute recherche de qualité et de surpassement personnel. Au diable le “kalos kagathos”, l’homme noble et excellent de l’antiquité grecque. Ces gens sont comme nous, c’est à dire “normaux” et n’importe qui pourrait potentiellement se retrouver à leur place. Oubliez tout ce que vos parents et l’école vous ont appris, désormais, pour peu qu’il y ait une caméra dans le coin, vous avez plus de chances de réussir votre vie si vous faites comme Psy dans son dernier clip Gentleman, c’est à dire vous gratter profondément et ostensiblement les fesses puis coller vos doigts parfumés sous le nez d’un geek studieux de la bibli. Au nom de cet hyperindividualisme devenu roi, où rien ne s’oppose ni ne doit s’opposer à la jouissance égoïste du moi tout puissant, tout est permis. Or une des caractéristiques de l’individualisme est de rompre les codes et la tradition, et le rythme d’acculturation atteint aujourd’hui des niveaux inédits. Le malaise, c’est qu’aucune alternative n’est proposée, plongeant de fait l’époque dans un vide béant, oscillant entre cynisme et nihilisme : dans un contexte d’exploitation économique des pulsions humaines, la culture, assujettie à l’impératif marchand, devient ainsi secondaire. Il ne reste que la pulsion brute, mettant à nu la condition primaire de l’homme. Pour Bernard Stiegler, philosophe de l’ère numérique et créateur de l’association Ars Industrialis, on vit ni plus ni moins une situation équivalente à la fin de l’empire romain, dans toute sa décadence. On ne peut qu’ acquiescer quand on sait que Nabilla a sérieusement décidé d’écrire un livre. Quel pourrait donc en être le sujet ? Sémiologie téléphonico-capillaire et réussite professionnelle à l’ère du Gestell heideggerien ? Peu probable. Conseils de débilologie appliquée à la génération écervelée? Déjà plus plausible. Mais cela sera certainement une belle daube comme son autobiographie insignifiante dont Libé a déjà fait le résumé et, pourquoi pas, suivie d’une nomination au prix Goncourt et de sa candidature à l’Académie Française (après tout, on n’est plus à ça près). reality1-1024x764En attendant cette oeuvre majeure à propos de laquelle les critiques de tous poils doivent  s’impatienter, l’ultime tabou de la condition humaine a été exploité et exposé. Dans son reality-show “Mummyfying Alan, Egypt’s last secret”, Channel 4, une chaîne britannique, sous couvert de recherche scientifique, filme en live la momification d’un malade en phase terminale qui a fait don de son corps (pour les courageux, un extrait ici).  Comment ne pas penser à la thèse de Jean Baudrillard de “Simulacres et Simulation”, essai dans lequel il affirme que le réel n’existe pas, car remplacé par des symboles et des signes médiatiques ? Ainsi, devant la saturation des images, rien n’est sérieux et tout devient ludique, puisque symboliquement considéré comme fictif. Tout devient permis, surtout le pire.

Allez, pour finir, un zeste d’humour, avec l’inconscience touchante d’une bande de pré-ado, pour le coup vraiment débiles, qui se jettent dans un cactus, au nom des nouveaux saints de la débilmania, j’ai nommé Youtube et Audimat. Avec 4 millions de vues, peut-être devrais-je les imiter pour faire avancer ma carrière de journaliste, qu’en pensez-vous ?

Crédit : Goolge Image; the Simpsons, Matt Groening ; Tableau : Les Romains de la Décadence, Thomas Couture

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Idir Benard
Passionné par les nouvelles technologies, la cyberculture et les visionnaires de tout poil, il écrit un mémoire à l'EHESS sur le transhumanisme et la science fiction. Interrogateur du genre humain, en chemin hors de la caverne de Platon. Bon vivant, ne se prive pas de couvrir des évènements sympas en tout genre, qu'il y ait du vin, du dupstep ou de l'art. Fan des dessins animés des années 90 (Tintin, Dragon Ball Z) et des jeux old school (mégadrive en particulier)

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