
Pourquoi il faut défendre le geste d’Audiard sur la fin du “Bureau des légendes”
Depuis cinq ans, ce sont des centaines de milliers de téléspectateurs qui suivent chaque semaine sur Canal + les aventures du Bureau des Légendes, LA série d’espionnage d’Éric Rochant. Le 4 mai dernier, les aventures des personnages aux noms tirés des insultes du Capitaine Haddock ont cessé à jamais. Mais voilà, les épisodes 9 et 10 de la saison 5 sont à contre-courant de tout ce qui précède. Et ? C’est une bonne idée.
[ Attention spoiler ]
Finir une série convenablement est un casse-tête. L’eau de boudin de The Reign, le final controversé de The Sopranos... Il n’est donc pas idiot de lâcher l’affaire, de laisser faire un autre. Et quel autre. Jacques Audiard, qui en 1994 dirigeait magnifiquement Mathieu Kassovitz dans Regarde les hommes tomber, puis en 1996 dans Un héros très discret. Il s’offre l’occasion dans ces deux derniers épisodes de le filmer à nouveau de l’intérieur.
Nous en sommes là. Pendant 5 ans, nous avons fait le tour du monde et des déserts, des espions “sous légende” ont tenu tête à leurs geôliers, qu’ils soient issus des rangs de Daesch, russes ou iraniens. Jean-Pierre Darroussin est mort au combat, Léa Drucker a bossé pour la CIA, Sara Giraudeau s’est sauvée avec talent à temps, Florence Loiret-Caille n’a pas cligné des yeux, Mathieu Amalric a déployé une paranoïa vengeresse, Jonathan Zaccaï n’a pas pu cacher ses émotions et Zineb Triki a combattu autant son amour que Bashar al-Assad.
“Bon, on va marcher en silence”
Pour le show final, Audiard choisit de calmer le jeu. Et après 5 ans “à l’américaine”, nous voici face à deux épisodes, deux heures donc, comme un seul vrai film français. Audiard ose tout. Après avoir été agent double par deux fois, Malotru est exfiltré de Russie et décompresse (décompense ?) dans une planque dans le Perche avec comme garde du corps un psy sportif, campé par Richard Sammut qu’on a l’habitude de voir au théâtre (Sobel, Nordey…). Le rythme est délicieusement lent. Audiard ose le contemplatif sur Canal. Kassovitz hume l’air les yeux fermés dans l’épisode 9 et dans le 10, où la tragédie est inévitable, et Audiard le pense à la façon d’Eschyle, nous sommes quasiment dans un huis-clos. Dans la première scène parlée du dernier épisode, “Paul” et “Nadia”, couple maudit autant qu’Orphée et Eurydice s’interrogent :
Elle : “Quand tu seras libre on va vivre ensemble.”
/ silence/
Lui : “T’en penses quoi?”
Elle : “Du bien, même si ça fait forcement un peu peur, non ?” (…)
Lui “On va faire comme les autres, comme les gens normaux”
Elle : “Tu dis normaux comme si tu disais ordinaires”.
On se trouve plus dans la Nouvelle Vague que chez Spielberg. Et tout le final vient inverser la machine de la puissance. Ce héros qui est un traître devient un homme, juste un homme. Il cauchemarde plus qu’il ne rêve et c’est par ce biais, dans une mise en scène très théâtrale qu’aurait pu écrire Pommerat, qu’Audiard met les morts à table et invite Anubis au festin pour que le portrait soit complet. Les 5 saisons sont assises là, passées, et pour Kassovitz aucun espoir de paix n’est possible, il est condamné à rester en enfer.
Le Bureau des légendes s’arrête donc sur une fin sombre, totalement tragique, centrée sur les démons de l’âme. Ces deux épisodes complètement décalés apparaissent comme un film en soi et un épilogue à une série qui se termine en réalité à la fin de l’épisode 8.
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