Théâtre
« Eurydice n’est pas revenue », mais peu importe…

« Eurydice n’est pas revenue », mais peu importe…

18 October 2019 | PAR Magali Sautreuil

Maintes fois adapté, le mythe grec d’Orphée et Eurydice est un grand classique. Il n’est de ce fait d’exercice plus périlleux que celui de vouloir le mettre en scène une énième fois, tout en innovant. Un défi que Thibaud Tannenberg relève haut la main avec Eurydice n’est pas revenue, en situant cette histoire dans une hétérotopie totalement absurde. Laissez-vous surprendre par cette pièce résolument contemporaine, présentée au théâtre de Nesle jusqu’au 27 octobre 2019.   

En off, un conteur nous relate la triste histoire d’amour entre la dryade Eurydice et Orphée, le fils du roi de Thrace Œagre et de Calliope, muse de l’Éloquence et de la Poésie, ou de Clio, selon les versions.

Mais l’adaptation moderne qui nous attend est d’une toute autre nature, puisqu’elle nous transporte aux portes d’un Enfer, non pas grec, mais chrétien. Nombreuses sont d’ailleurs les allusions mélangeant paganisme (muse, Clio, Orphée, Eurydice, Hadès, chien à trois têtes…) et christianisme (l’Enfer, le Purgatoire, saint Michel, Lazare…), religion dans laquelle Orphée semble chercher un quelconque réconfort. Cela permet de situer l’histoire dans un temps autre que celui de l’Antiquité, à l’instar de l’environnement dans lequel évoluent les différents personnages et que le metteur en scène Fabrice Eberhard qualifie « d’antichambre de l’Enfer ». 

En effet, à gauche de la scène, ne porte épaisse élimée par le temps se dresse entre la fournaise rougeoyante et le lieu de vie et de travail d’Orphée (Julien Urrutia) et de son père Œagre (Christian Geffroy). Charron les a chargés d’entretenir ce brasier infernal, avec l’interdiction formelle d’ouvrir cette barrière qui les protège à la fois des flammes et de leur chaleur insoutenable. Grâce à une petite trappe aménagée à hauteur des yeux, ils peuvent cependant s’acquitter en toute quiétude de leur mission, tels de bons ouvriers !

Vêtus d’une salopette de travail, ils pointent matin et soir. Leurs journées sont monotones. Il faut dire qu’elles se limitent à une simple et même tâche répétée à chaque fois que la sirène retentit, comme s’ils travaillaient à la chaîne dans une usine… Père et fils semblent ainsi prisonniers de cet « univers de labeur » (Jean-Pierre Schneider, scénographe et costumier)…

L’alarme tonitruante qui vient perturber leur quotidien est du même acabit que celle que l’on entend depuis la Seconde Guerre mondiale pour signaler un danger imminent. D’ailleurs, la bande son qui passe en continu rappelle cette menace latente : on dirait « le ronronnement d’un volcan prêt à exploser » (Pierre-Alfred Eberhard, technicien son), le grésillement de ce brasier prêt à exploser, en emportant tout sur son passage dans un seul souffle. Ce feu venu des entrailles de la Terre peut être considéré comme une punition divine pour avoir tant malmené la planète et puisé dans ses ressources à outrance. Lorsque le tonnerre gronde et que la lumière devient plus intense, les protagonistes prennent pleinement conscience du danger qui les guette, sans pour autant parvenir à l’identifier…

Toutefois, une fois la situation revenue à la « normale », ils retournent tous à la routine. Il est d’ailleurs absolument déconcertant de constater avec quelle facilité l’être humain peut s’adapter aux situations les plus périlleuses et les plus absurdes. « Les personnages sont jetés là, au milieu des conflits ou de situations grotesques » (Thibaud Tannenberg, auteur). Ils font ce qu’ils peuvent pour s’en accommoder et trouver un sens à leur triste vie. Orphée et son père se retrouvent ainsi sous terre, dans une sorte de baraquement pré-apocalyptique, s’acquittant de leur vaine besogne sans trouver y redire. Leur voisine Eurydice débarque d’on-ne-sait-où, la bouche en cœur, sans s’étonner de quoi que ce soit, comme si la situation était tout à fait banale. Le monde part à vau-l’eau et tout le monde s’en fout !   

Chacun est davantage préoccupé par son propre sort. L’écriture, teintée d’ironie et relevée de nombreuses pointes d’humour, souligne la situation désespérée et pathétique de ces êtres tourmentés et empêtrés dans leur propre histoire. Le père se lamente sur l’absence de sa femme Clio, la belle-mère d’Orphée (Christelle Jacquaz), qu’il croit morte. Le fils, que les muses semblent avoir totalement abandonné, est terrorisé à l’idée de quitter le cocon familial. Eurydice (Déborah Dousset), une satanée bestiole selon Œagre, qui pourrait toutefois dévergonder le petit Orphée, semble inexorablement attirée par la noirceur des Enfers…

Les différences entre les deux sexes sont on-ne-peut-plus flagrantes. En effet, miroir opposé des hommes, les femmes sont décrites comme cupides, égoïstes, indépendantes, attirées par l’inconnu… de véritables aventurières, à l’inverse de ces messieurs, qui sont plutôt casaniers, craintifs et semblent appartenir à la race des vaincus. Par exemple, Orphée, qui est censé manier les mots et la lyre avec maestria, ne peut ici charmer personne, avec son langage quelconque et sa piètre maîtrise de la musique et du chant… Il est aux antipodes de l’Orphée antique. Toutefois, à l’inverse du mythe originel, où le héros perd peu à peu pied, celui de notre histoire est d’abord en proie au doute avant de décider d’aller de l’avant, ce qui permet de donner une toute autre aura à sa légende !

Si vous venez un samedi d’octobre, sachez qu’après chaque représentation, l’auteur de la pièce dédicace son livre, Eurydice n’est pas revenue, au théâtre de Nesle. Si vous avez des questions, vous aurez ainsi l’occasion d’en discuter de vive voix avec lui.

Eurydice n’est pas revenue, une pièce de Thibaud Tannenberg, mise en scène par Fabrice Eberhard, présentée du 4 au 27 octobre 2019, du vendredi au samedi, à 19h, à Paris, dans la grande salle du théâtre de Nesle. Durée : 1 h 15.

Retrouvez l’actualité du spectacle sur Facebook (ici) et Instagram (ici).

Visuel : Affiche officielle.

Infos pratiques

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David Rofé-Sarfati
David Rofé-Sarfati est Psychanalyste, membre praticien d'Espace Analytique. Il se passionne pour le théâtre et anime un collectif de psychanalystes autour de l'art dramatique www.LautreScene.org. Il est membre de l'APCTMD, association de la Critique, collège Théâtre.

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