Théâtre
“Chaussures(s) à son pied” remixe les contes avec malice, et c’est un délice!

“Chaussures(s) à son pied” remixe les contes avec malice, et c’est un délice!

19 November 2017 | PAR Mathieu Dochtermann

C’est un spectacle qui exige d’être aux aguets: les 18 et 19 novembre seulement, le Mouffetard accueille Chaussure(s) à son pied du Turak Théâtre, une heure avant les représentations du très bon Parades nuptiales en Turakie. Ecrit et interprété par Emili Hufnagel, ce spectacle muet de marionnettes à la scénographie très étudiée réinterprète, mêle et modernise Le Petit Chaperon Rouge, Les Souliers Rouge et Cendrillon. Il en résulte une oeuvre surprenante et pleine d’esprit, qui offre de très belles images.

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Si le Turak Théâtre et Michel Laubu se sont fait une réputation, c’est en montant des spectacles de théâtre visuel particulièrement créatifs, en détournant des objets du quotidiens pour les recomposer en des assemblages loufoques et surréalistes, peuplant des contrées imaginaires. Il faut donc avertir les spectateurs qui sont familier de ce travail: Emili Hufnagel, dans la conception de Chaussure(s) à son pied, n’a pas voulu imiter cette marque de fabrique, même si elle s’inscrit avec force (et talent) dans la veine du théâtre visuel.

En effet, Chaussure(s) à son pied n’explore pas le monde de la Turakie, puisqu’il propose de revisiter des fragments de contes bien connus – Le Petit Chaperon Rouge, Cendrillon, Les Souliers Rouges – en les diffractant pour mieux les recomposer, comme dans un kaléidoscope. S’appuyer sur des bribes de contes permet non seulement de puiser à de très profondes racines de la psyché commune, mais aussi de dynamiser le théâtre visuel, qui se nourrit d’images, avec des récits initiatiques qui se composent eux-mêmes d’images d’un autre ordre. On vérifie à nouveau ici la profondeur de la parenté entre les arts du récit oral et les arts de la marionnette, qui travaillent la même trame par des moyens différents.

Le spectacle étant (quasi) intégralement muet, chacun(e) se fera son idée du sens qu’il convient de lui donner, mais  il est indiscutable que l’amour, ou peut-être plus précisément la quête d’un compagnon ou d’un époux, constitue le centre du récit. La protagoniste traverse ainsi plusieurs rencontres ou relations, qui sont autant de déceptions, et parfois de confrontations, dans une tentative au long cours de trouver un homme qui vaille la peine de convoler en justes noces (la succession de robes blanches enfilées, et le motif récurrent de La marche nuptiale de Mendelsson laissent peu de doutes à ce propos). Ce qui rend cette histoire intéressante, outre le fait qu’elle réinterroge les imaginaires traditionnels en les revisitant, c’est la modernité avec laquelle le sujet est traité. Un mélange d’émancipation féminine, d’humour distancié et d’autodérision, un rappel du fait que le néo libéralisme ne rechignerait aucunement à réifier nos sentiments pour mieux nous les vendre en grande surface. Particulièrement, revisiter le motif du Petit Chaperon Rouge en faisant camper les rôles masculins – sauf celui du Prince Charmant – par des loups tripoteurs, auxquels l’héroïne parvient à opposer la force de ses refus, ne manquera pas de rappeler une certaine actualité – sans doute est-il bon de revisiter nos classiques pour y montrer d’autres modèles féminins. C’est plaisir aussi que de voir, avec lisibilité, le personnage évoluer au fil de la pièce, encaisser les déceptions, trouver la ressource pour continuer, aussi, et se faire le cuir plus dur, finalement.

Au service de ce récit, une composition muette de la comédienne principale et de son complice. Les seules paroles prononcées sont celles qui servent à éloigner un professeur de tango trop entreprenant, qui se passe allègrement de son consentement pour lui happer l’oreille – métaphore assez évidente. Elles n’en ont que plus de force. En complément, beaucoup de manipulation marionnettique, principalement d’hommes-loups, même si des hommes-chats viennent les rejoindre dans une sorte de speed-dating où tout le monde est affublé d’un numéro, et où le Prince Charmant perd son badge en lieu d’une pantoufle de vair. Une surmarionnette, que la comédienne coiffe pour figurer un personnage féminin un brin inquiétant, figure aussi au chapitre des techniques sollicitées. Généralement, la manipulation est suffisamment bonne pour se laisser oublier, et quelques très belles images naissent, comme ce premier loup qui semble s’emparer de force du corps de la manipulatrice en lui imposant de lui sacrifier un bras pour servir de main prenante, et finit par lui emprunter ses jambes…

Il faut dire également un mot de la scénographie et du décor. Sur un plateau où tout semble à vue, comme souvent dans les mises en scène de Michel Laubu, pour mieux cacher ce qui doit l’être, le décor consiste principalement en une très astucieuse bascule. Trois panneaux montés sur un axe peuvent figurer, dans un sens, la sous-pente d’une maison, et, basculés vers le public, la pente d’une montagne. C’est aussi l’occasion d’aménager trappes et autres surprises. Le code couleur blanc-rouge-noir fonctionne à merveille esthétiquement. On retrouve les souliers rouges, changés à chaque prétendant, comme les doubles symboliques d’une façon d’être de la femme, qui acceptera enfin d’enfiler les chaussures de randonnée qu’elle affectionne quand elle trouvera l’homme qui préférera les lui voir porter plutôt que des escarpins. Le musique est très présente, et elle aide beaucoup à colorer émotionnellement les diverses scènes, en l’absence de commentaire parlé. Elle est porteuse de sens et de messages, et se marie très bien à l’univers de la pièce.

S’agissant d’un premier spectacle, il s’agit d’un tour de force, qui dénote une grande maturité artistique chez Emili Hufnagel. Ce qui ne veut pas dire que tout soit parfait. Ainsi, certains tableaux, certains messages visuels, manquent de lisibilité. Ce n’est pas à dire qu’il faille nécessairement que tout soit évident dans un spectacle, mais il est gênant par exemple de ne pas comprendre pourquoi l’héroïne est tantôt campée par une actrice et tantôt par une surmarionnette. Le récit a aussi quelques faiblesses. Notamment, in fine, la chute de l’histoire revient à dire que le compagnon idéal existe, qu’il finit par secourir la princesse qui ne l’attendait plus et qui n’est pas capable de survivre sans lui, et qu’ils tomberont instantanément amoureux. C’est un peu décevant pour une pièce qui s’emploie pendant une heure à montrer qu’une femme peut être forte et indépendante, et que la quête du prince charmant est une chimère typique d’un monde où l’amour devient un produit marketing, qu’on aimerait pouvoir nous vendre en supermarché discount (en n’en est plus très loin). Peut-être était-ce voulu comme ironique?

Soyons clair: ces petits défauts n’effacent rien à l’intelligence de l’oeuvre, ni au plaisir du spectateur. C’est un régal visuel, c’est intelligent, il y a suffisamment de niveaux de lecture pour que petits et grands y trouvent largement leur compte. C’est donc, globalement, une réussite. Et c’est à voir! Aujourd’hui le 19 novembre à 15h au Mouffetard, du 21 au 24 au festival Marionnettissimo, puis en 2018 dans diverses villes au long d’une tournée que l’on espère longue et couronnée de succès!

Conception et interprétation : Emili Hufnagel
Scénographie et mise en scène : Michel Laubu
Régie plateau et complicité : Timothy Marozzi
Compositions, arrangements (d’après Strozzi, Machaut, Bizet, traditionnels), clarinettes, guitares: Laurent Vichard
Voix : Jeanne Crousaud
Violoncelle : Noémie Boutin
Lumière et régie son : Ludovic Micoud-Terraud
Dramaturgie : Olivia Burton
Direction d’acteur : Éléonore Briganti
Construction marionnettes : Michel Laubu et Géraldine Bonneton
Visuels: (c) Benoit Tabita

Infos pratiques

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One thought on ““Chaussures(s) à son pied” remixe les contes avec malice, et c’est un délice!”

Commentaire(s)

  • C’est spectacle d’ouverture du festival Marionnettissimo 2017 : 21, 22 et 24 novembre à Tournefeuille et Toulouse.

    November 20, 2017 at 11 h 48 min

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