Théâtre
[Entretien] Alexandre Haslé, étirer l’interprétation de l’émotion au bouffon

[Entretien] Alexandre Haslé, étirer l’interprétation de l’émotion au bouffon

09 January 2019 | PAR Mathieu Dochtermann

Invité par le Théâtre de la Marionnette à Paris – Mouffetard, Alexandre Haslé (compagnie Les lendemains de la veille) présente deux de ses pièces, également écrites par Daniel Keene. D’abord, du 9 au 13 janvier, La pluie, créée au Théâtre de la Commune en 2001, dépeint avec une sensibilité poignante le cheminement des souvenirs de Hanna, témoin dans sa jeunesse d’un long cortège d’êtres sur le départ et qui ne sont jamais revenus (notre critique). Ensuite, du 16 janvier au 1er février, Le dictateur et le dictaphone, créée en novembre 2018 au Volcan, suit le soliloque d’un homme cloîtré qui confie à haute voix sa vie de dictateur déchu, jusqu’à ce que ses fantômes ne viennent à le hanter. Pour évoquer ces deux spectacles, leurs semblances comme leurs différences, Alexandre Haslé a bien voulu répondre aux questions de Toute La Culture.

Mathieu Dochtermann : Tu présentes, dans cet ordre, La pluie puis Le dictateur et le dictaphone au Théâtre de la Marionnette à Paris – Mouffetard. Ce sont donc deux spectacles qui se répondent ?

Alexandre Haslé : Tout-à-fait. Dans La pluie c’est la narratrice Hanna qui raconte les victimes, du point de vue d’un témoin. Dans Le dictateur on est sur l’autre versant de la montagne : c’est le dictateur, c’est lui qui est responsable de ça. C’est un peu comme un diptyque. Je pense que c’est une très bonne idée – qui n’est pas de moi – d’associer les deux spectacles.

M. D. : Ces deux pièces ont un point commun : l’auteur est le même, l’australien Daniel Keene…

A. H. : La grande différence c’est que l’écriture de Daniel Keene est très poétique dans La pluie, alors que dans Le dictateur elle est plus crue. Et moins poétique, à part à la fin – et c’est là tout le talent de Keene : la fin est magnifique. Et obscure. C’est un texte qui a pas été évident à travailler : par rapport à La pluie, Le dictateur est très verbal.

M. D. : Est-ce que cela a été différent du fait que Le dictateur est un texte de commande ?

A. H. : Pour La pluie, la découverte a été un tel choc, que pour moi tout était limpide. Lorsque j’étais en répétitions, le texte n’était pas édité encore, et Daniel Keene est venu me voir et a réécrit quelques passages. Pour Le dictateur, ça a été plus difficile, plus compliqué de faire rentrer les marionnettes dans cet univers-là. Daniel Keene était en Australie, on a beaucoup échangé sur ce que je souhaitais, mais il a parfois dû réécrire le texte pour que cela « colle » avec les marionnettes, et même abandonner une première version du texte.

M. D. : Donc, dans Le dictateur, la marionnette a une manière d’intervenir différente que dans La pluie, où elle sert à évoquer les fantômes des déportés qui ont un jour croisé le chemin du personnage principal ?

A. H. : Les marionnettes vont harceler le dictateur. Elles vont lui rappeler que tout ce qu’il dit n’est pas vrai, contrarier sa parole. Elles interviennent de son quotidien : il va se coucher, et de la couverture émerge quelqu’un qui va le frapper… Enfin tout va se retourner contre lui. Tout se déchaîne : son portrait tombe, il s’électrocute… Les marionnettes sont des ennemis pour le personnage. Ca a été un gros travail à faire sur moi : je ne les rudoyais pas assez !

M. D. : L’une des différences entre les deux pièces, c’est la place de l’imaginaire du spectateur. Dans La pluie, le sens des événements finit par être clair, tandis que dans Le dictateur la fin est très ouverte.

A. H. : Dans La pluie tout est en creux : celle qui parle, Hanna, ne sait pas à quoi elle assiste. Il y a un peu le même phénomène dans Le dictateur, parce que rien n’indique qu’il a vraiment été dictateur – à part lui-même qui en est persuadé, on n’en sait rien du tout. Au départ il a un discours très carré, mais plus ça va, et plus il rentre dans une sorte de mysticisme. La force du texte c’est qu’on peut imaginer ce qu’on veut. Peut-être est-il fou, peut-être est-il la Mort elle-même, on n’en sait rien… On laisse toutes portes ouvertes, la fin n’est pas donnée.

M. D. : Une autre différence tient au traitement du thème, qui est abordé par l’humour dans Le dictateur

A. H. : C’est moi, au départ, qui ai demandé à Daniel Keene de faire un dictateur grotesque. C’est une façon de désacraliser des gens qui se prennent très au sérieux, et dont le discours pourrait être tenu encore aujourd’hui. On a voulu faire une farce. Et puis c’est devenu autre chose…

M. D. : On peut même dire que d’une certaine façon Le dictateur procède d’une forme de clown ?

A. H. : Il fallait qu’il soit énorme, ce personnage. Donc on lui a donné une dimension très clownesque. Au départ il est très carré, très logique. Donc il fallait une sorte de décalage entre ce qu’on voit et ce qu’il dit. Si tu le fais dire par quelqu’un habillé en costume-cravate, et qui ne crie pas, le texte est là. C’est ça qui est glaçant. Et c’est là tout le talent de Daniel Keene. C’est beaucoup plus dur que La pluie : ce dictateur dit des choses épouvantables, sur un ton badin. Mais on voulait rendre grotesque ce personnage qui dit quelque chose de très construit : il est totalement ridicule car tout en disant cela il a un thermomètre dans les fesses et il caresse un chat empaillé. On ne voulais pas réduire le personnage à une copie de Hitler, mais on a découvert ça: Hitler était obsédé par sa santé. Alors on a fait pareil pour ce personnage.

M. D. : Il y a aussi une différence entre les pièces, qui tient à la place de l’interprète : narrateur et marionnettiste dans La pluie, tu es en plus comédien dans Le dictateur

A. H. : Sur la forme c’est très différent. Dans La pluie je dis le texte, ce qui est déjà une manière de jouer. Mais je suis le narrateur et je n’interviens pas. Alors que dans Le dictateur je m’amuse à jouer un gros porc méchant. Déjà, jouer les méchants, il n’y a rien de plus agréable. Et il y a cette progression dans la folie : tout est en rupture.
Et puis, dans Le dictateur, je suis plus libre que dans La pluie. La pluie, c’est presque chorégraphié, chaque pas n’est pas compté, mais presque. Alors que dans Le dictateur, même si les séquences de marionnettes sont travaillées « de manière chorégraphique », le reste du temps j’ai beaucoup de liberté sur le plateau. Du coup, pour le jeu, j’ai été assisté par un dramaturge. C’est une pièce beaucoup plus théâtrale que La pluie.

M. D. : Y a-t-il eu un traitement différent dans la scénographie et la mise en scène ?

A. H. : L’idée dans Le dictateur est que le personnage soit agressé par son environnement. Dans La pluie les marionnettes ne surgissent pas vraiment. Mais dans Le dictateur je suis parti de l’endroit où il se cache, et je me suis dit : « Qu’est-ce qu’il peut avoir autour de lui ? Et comment je peux amener là-dedans des marionnettes ? » C’est très différent dans l’esthétique, moins figuratif que La pluie. Là, le personnage va prendre un truc, et ce truc va se transformer. Non pas un objet brut qui soudain s’anime, mais un objet brut qui est retravaillé de façon à permettre une manipulation en marionnette.
C’est aussi la première fois dans Le dictateur que j’utilise un décor fixe. Par exemple, au lointain, il y a un carrelage à moitié déglingué, avec un lavabo qui tient tout seul… Il y a un décor qui délimite l’espace de jeu. Ca a été presque un passage obligé, parce que ce lavabo a un rôle important… et ce lavabo, il fallait bien qu’il soit accroché à quelque chose !

M. D. : A la reprise de La pluie au Lucernaire en 2016, tu avais expliqué que la nécessité de recréer le spectacle tenait à une inquiétude liée au monde contemporain. Est-ce la même inquiétude qui t’a amené à créer Le dictateur ?

A. H. : Oui, ça vient de la même inquiétude. Ce qui est curieux, c’est qu’entre l’idée de faire le spectacle, et maintenant, il s’est passé le Mouvement 5 étoiles en Italie, la Hongrie… Quand on a commencé, Trump couvait déjà. C’est tout de même très inquiétant… Le fait d’organiser de façon quasi systématique une rencontre derrière le spectacle, ça permet d’échanger avec le public sur tout ça.

 

Photo: (c) Christophe RAYNAUD DE LAGE

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