A Tire d’aile, un pour tous, tous contraints
A Tire d’aile au Ciné 13 est une pièce bouleversante qui raconte la difficulté à trouver sa place, son identité déterminée au sein d’une fratrie étouffante et sans visage.
Enfoncés confortablement dans les fauteuils gargantuesques du Ciné 13 les spectateurs attendent le début de la pièce. Une comédienne est là, comme si elle était ancrée sur cette scène depuis toujours, dos au public, assise dans une résignation qui interpelle. Un oiseau de mauvais augure pend au dessus de sa tête, tourbillonnant au fil comme un ange rieur. Une casserole frétille jetant des vapeurs nuageuses dans la salle. Puis, le noir stoppe notre rêverie. Elle se retourne face public et entame son récit. “Vous entendez ? Le silence.”
En sorte de didascalies elle nous explique de quelles façons vont entrer dans le bruit et la ferveur sur la scène les protagonistes, en l’occurrence ses frères et sœurs, dans une routine quasi mécanique : chacun à la bonne place et dans un timing précis. Elle, c’est Camille (Pauline Belle), la grande sœur qui gère tout, le pivot de la famille qui tient ses quatre frères et sœurs à bout de bras. Autoritaire et dévouée elle ne rythme sa vie que par l’organisation de celle de ses frangins. Son seul exutoire est cet oiseau empaillé, Serge, qui fait semblant d’être mort et à qui elle parle secrètement. Touchante de maladresse et frustrée par cette place qu’elle s’incombe comme un boulet qu’on traîne, elle réitère inlassablement le rituel des repas.
Cuir les pâtes, choisir la sauce, mettre le couvert et déterminer la chaîne qui accompagnera le repas : un ballet littéralement chorégraphié par cette bande de jeunes qui mangent à la chaîne dans une ambiance de colo surréaliste vivante et profondément humaine. Le dîner est mini-métré sur la musique de Baby love et de celles qui suivront, dans lequel chaque bouchée tombe sur le temps. Du découpage des yaourts dont les barquettes craquent sur le beat aux couverts qui s’entrechoquent rythmiquement en passant par le jeté des restes à la poubelle dans une queuleuleu mécanique : tout est orchestré avec un subtilité jubilatoire. Parfois, ces pantins robotisés stoppent leur danse culinaire pour s’exprimer de façon individuelle, comme des électrons tentant d’être libres mais irrémédiablement ancrés dans leur carcan familial.
T-shirts bleu, blanc, rose, rouge, vert, soit autant de couleurs que la gamme de leurs personnalités convergentes. Camille, Marie, Louise, Xavier et Baptiste, cinq entités aux cœurs brûlants qui s’étiolent dans leur autarcie familiale. Comment exister et construire sa personnalité au sein de tant d’individualités collectives. L’autre, le frère, la sœur construit notre rapport aux autres, les gens de l’extérieur. De ces relations naît une appréhension faussée aux choses et aux êtres.
Il y a Xavier(Loïc Renard), l’ado qui ne parle pas et qui se planque sous la table pour lire ses livres sur les fusées, et surtout pour échapper à la frénésie des discussions groupées ou intimes. L’image du solitaire qui “exige d’exister sans avoir besoin de parler pour le prouver.” Marie (Pauline Bayle) la rêveuse déchaînée qui veut rire comme on meurt dans un tourbillon de candeur et qui accessoirement traite tout le monde de “PD” ce qui fait enrager Xavier. Ce personnage superbement incarné par la metteur en scène et auteur Pauline Bayle a une dimension particulière très émouvante. Elle ressemble à cet oiseau accroché au plafond qui tourne en boucle avec légèreté. Il y a aussi Louise (Solène Rossignol), l’éternelle révoltée par tout et n’importe quoi. La fille engagée, enragée qui plante son poing revendicateur dans toutes les causes mais qui se renferme peu à peu dans une solitude misanthropique. Quant à Baptiste (Yan Tassin), c’est le membre de la fratrie le plus ouvert au monde extérieur qui tente de s’émanciper tout en ressentant la culpabilité d’abandonner ses quatre doigts de la main. Touchant et un brin moralisateur, il nous offre une version très intéressante des rapports amoureux : “C’est comme-ci j’étais une noisette en or massif et elle un écureuil qui essaye de m’attraper.”
Ça se chamaille, ça se traite de “tête de cul”, ça se juge, se blesse juste dans le but de blesser justement : “se faire chier les uns et les autres pour exister.” Finalement ces âmes qui vivent dans ce trou, les uns sur les autres n’ont plus aucun visage, ils ne se connaissent pas, se regardent sans se voir : “Il ne me considérait pas comme quelqu’un mais comme un frère”.
La mort, la solitude, l’ennui, l’incapacité à exister et à trouver sa place dans la société : tant de thèmes qui sont abordés à travers l’écriture percutante et tranchante de Pauline Bayle. Un côté trivial et direct comme un uppercut en pleine tête qui rappelle le réalisme poétique de La Vie devant soi de Romain Gary.
Ses faces perdues qui gardent tout au long de la pièce une fraîcheur naïve et drôle, malgré un propos violent et arrachant nous ébranlent profondément. Les cinq comédiens distillent un jeu d’un naturel désarmant qui donne un rythme singulier à la pièce, nous offrant des petites bulles de respiration à travers des monologues à la fois ingénieux et dérangeants.
Le point culminant de A Tire d’Aile est le dernier repas, l’ultime Cène d’une tension palpable et d’une beauté sourde. Fratrie dézinguée mais soudée à la vie à la mort dans un jeu ambigu et enfantin : une pièce d’une maturité impressionnante et réjouissante. “Tant qu’ y’aura du bruit, y’aura de la vie.”
Visuel (c) : Francesco Rossi/Visioscène