
“Booty Looting” : la catharsis joyeuse de Wim Vandekeybus au Théâtre de la Ville
Ce mois d’avril, le théâtre de la Ville programme deux chorégraphes flamands qui osent depuis longtemps : Wim Vandekeybus jusqu’au 25 et puis, à partir du 28, Anne Teresa de Keersmaeker. Distingué par le prix Keizer Karel en 2012 et ayant eu carte blanche avec sa troupe, Ultima Vez, pendant dix jours du festival Dezember dance en 2013, Vandekeybus approche tranquillement des 30 ans de carrière avec une vivacité jamais démentie et un souci profond : “Pour moi, la forme doit être chaque fois, différente”, dit-il. Pièce maîtresse pour 4 danseurs, deux comédiens, un musicien et un photographe (Danny Willems), Booty Looting a été créé à la biennale de Venise, il y a presque deux ans. Littéralement “Pillage de butin”, cette performance mêle photographie, références au plasticien Joseph Beuys et mythe de Médée, le tout avec une fougue quasi animale. Définitivement rock’n roll…
Quelques notes de guitare électrique, le comédien Jerry Killick prend la parole, un peu trop bien habillé, pour recréer I love America and America loves me, de l’artiste allemand Joseph Beuys, qui avait passé 3 jours avec un coyote, vêtu de feutre et d’une canne, dans sa galerie newyorkaise en 1974. Immédiatement, le coyote est remplacé par 4 danseurs sauvages et cannibales qui s’en prennent avec souplesse et humour au conférencier à l’accent british et au sérieux un peu ennuyeux..
Les corps et les voix évoluent sous l’objectif de Danny Willems et les photo numériques sont projetées en temps réel sur un écran au fond de la scène. Systématiquement, les comédiens jouent avec l’effet de réel et se pavanent devant des décors peints qui habillent de plage ou d’intérieur flamand classique une scène plutôt dénudée à l’ambiance de survie où le feutre s’ajoute à la graisse plébiscitée par Joseph Beuys.
Mais petit à petit la purge de l’occident par l’histrion germanique devient une note de bas de page et ce qui occupe le cœur du spectacle, c’est la trajectoire et les mille rôles de sa comédienne principale : Birgit Walter. Liée inextricablement à son plus grand rôle, Médée, empêtrée avec grâce dans son peignoir qu’elle ne quittera que pour enfiler le costume kitsch de la femme fatale, cette dévoreuse d’enfants avait porté d’entrée de jeu des cadavres sur scène, et dans la pénombre. Malgré les folles chevauchées et les conseils de drague des jeunes danseurs, l’icône mûre jette un sort sur la scène et son visage se fige avec des traits durs et parfois saignants, sur un mode expressionniste assez angoissant. Jerry Killick continue sa conférence, comme si de rien n’était et on entre dans les méandres de la psychologie d’une actrice. Une mère indigne, dont l’infanticide est lui aussi révélé photographiquement : dans la grossièreté et la violence d’une photocopieuse qui écrase les visages en deux dimensions.
Dans ce chantier, joyeux, le plus délicat n’est pas l’omniprésence de la photographie, qu’il maîtrise parfaitement, mais plutôt le passage de la voix au corps. L’omniprésence d’un discours qui mord sur la danse et qui, de plus s’auto-dénigre, pourra peut-être arrêter les plus férus de danse : il faut pouvoir dépasser ce nœud et se laisser glisser dans la musique rock et le vivant mouvement pour retrouvr un sabbat où, à tout moment, l’humour est présent. C’est en effet en gamins que les performeurs de Booty looting volent l’aura de mythes, revus, corrigés et jamais élimés, parce que l’on s’assure que les spectateurs veulent vraiment être présents, ici et maintenant. Et, tandis que l’oeuvre s’agite, débordante de vitalité, jamais empêchée par la photographie qui saccade et précipite son mouvement, le public rit de très grand cœur. Un rire profond, un grand rire salvateur qui libère de vieilles passions enfouies et purifie des peurs d’enfance… Un autre magnifique spectacle de Wim Vandekeybus, qui était présent dans la salle, hier soir, rayonnant de joie et riant, lui aussi, de bon cœur.
Photos ©Danny Willems