« Tosca » à l’Opéra de Paris : avec Anja Harteros en héroïne magistrale
Comme pour honorer ses origines grecques, à sa voix éblouissante, la cantatrice greco-allemande Anja Harteros ajoute son profil de magnifique tragédienne dans le rôle de Floria Tosca.
Tétanisé ! On est resté tétanisé à la fin de l’acte II, au moment où Tosca poignarde l’ignoble Scarpia. La musique génialement dramatique de Puccini, la théâtralité exacerbée de tout l’ouvrage, une direction d’orchestre éclatante et sensible (Dan Ettinger), une direction d’acteurs admirable et une mise en scène en laquelle on peut croire (Pierre Audi), des lumières superbes (Jean Kalman), une tension dramatique portée à son comble, la violence faite à la femme, la rage héroïque de sa réponse et, pour couronner le tout, la prodigieuse présence et la voix qui touche au sublime de la cantatrice Anja Harteros : voilà un moment qui comptera dans les mémoires, un de ces moments hélas si rares en des temps où les mises en scène saccagent les ouvrages qu’elles sont censées servir et où les artistes lyriques ne se doublent que trop rarement de grands acteurs.
La beauté grecque des grands héroïnes
Grande actrice, Anja Harteros l’est au plus haut degré. Elle a la beauté grecque des grandes héroïnes dont le chant traduit des sentiments hors norme. Et dès sa scène de jalousie dans l’église Sant’ Andrea della Valle au premier acte, scène qu’elle joue, qu’elle maîtrise superbement, la cantatrice, Anja Harteros ou Floria Tosca, on ne sait plus vraiment, dévoile l’évidence : cette femme amoureuse, passionnée, mutine, féminine à l’excès, coquette, futile même, mais infiniment tendre, aura, dans le danger extrême, l’étoffe d’une grande tragédienne et le courage d’une figure mythique de l’Antiquité. Et à sa voix somptueuse, pure, parfaite en tout, elle joint une expressivité, une justesse du geste qui renforcent la dimension de son personnage.
Le grand prédateur
Auprès d’elle, l’Argentin Marcelo Puente, dans le si beau rôle de Cavaradossi, n’oublie pas son ascendance latine. Il remplace Jonas Kaufmann défaillant avec assez de talent pour qu’on ne regrette pas jusqu’au désespoir l’absence de ce dernier. Sa voix, du moins ce soir là, apparaît quelque peu embrumée dans les notes les plus aigues, mais elle est belle, chaude, émouvante et s’épanouit pleinement dans la douleur d’ « E lucevan le stelle… ». Enfin, Marcelo Puente se révèle lui aussi un très bon comédien. Il possède une vivacité d’esprit, une intelligence du geste qui en font le digne partenaire d’Anja Harteros, même si vocalement il n’est pas vraiment son égal.
L’autre figure de ce trio fatal où chacun perdra la vie, c’est le Scarpia du Serbe Zeljko Lucic. Quand il surgit dans son rôle de grand prédateur, au premier acte, sa voix de baryton, un moment trop faible pour soutenir son personnage terrifiant, semble être celle d’un homme qui a trop vécu. Mais il a pour lui une puissante présence scénique et si l’organe vocal n’a pas toujours l’ampleur et la noirceur que requiert le rôle, Zeljko Lucic lui substitue un jeu théâtral remarquable. Quant aux figures secondaires ou aux simples silhouettes, servies avec talent par leurs titulaires, elles sont soutenues par un jeu théâtral très convaincant. Pierre Audi, le metteur en scène, a pris un soin évident à leur conférer de l’épaisseur en leur faisant exécuter, du moins pour ce qui concerne les sbires de Scarpia, une infinité de petites choses qui traduisent leur servilité et l’ignominie de leur tâche et ajoutent à l’horreur du drame.
Répression politique
En revanche, on reprochera au scénographe, l’Autrichien Christof Hetzer, ou au metteur en scène lui même, une lourde, trop lourde exploitation de la croix à chaque tableau. Non seulement, elle dévore l’espace au premier acte censé se dérouler dans l’église Sant’ Andrea delle Valle, alors qu’un champ vaste et généreux eut mieux servi le drame ainsi que le Te Deum final, très fellinien pour ce qui touche à l’apparition des princes de l’Eglise, mais elle plane, au troisième acte, gigantesque et menaçante, au-dessus du lieu où va être exécuté Cavaradossi et qui n’est plus le château Saint-Ange. Or, dans un élan d’anticléricalisme primaire, c’est attribuer à l’Eglise romaine un rôle répressif d’une violence qu’elle n’a pas eue, du moins à cette époque, sous le pontificat bienveillant de Pie VII. Cette répression aveugle qui, dans l’opéra, frappe le consul de la République romaine et tout ce qui touche de près ou de loin aux idées nouvelles venues de France, tout en ayant fait alors réellement régner un climat de violence, sinon de terreur, sur la Ville éternelle, cette répression est le fait des Bourbons de Naples. Les troupes napolitaines avaient alors chassé les Français de Rome, elles occupaient la Ville éternelle, ce qui avait entraîné la chute de la République et la restauration du pouvoir temporel de Pie VII qui venait d’être élu pape à Venise, mais n’avait pas encore regagné sa capitale.
Un outil de haine
Scarpia est une émanation monstrueuse, non de l’Eglise, mais de l’absolutisme des Bourbons de Naples. Il est l’outil de la haine anti-française et anti-républicaine du roi Ferdinand IV et de la reine Marie-Caroline, sœur de la reine Marie-Antoinette exécutée par la Révolution quelques années avant ce 17 juin 1800, jour très précis où se situe l’action de « Tosca », ainsi que le rappelle un brillant exposé historique publié dans le programme de l’Opéra et qui situe parfaitement le contexte historique et politique au coeur duquel vont être broyés les deux amants. Jamais le pouvoir pontifical n’eut agi avec la barbarie et l’ignominie dont fait preuve un Scarpia, un criminel napolitain doté de pouvoirs que seuls les états totalitaires savent confier à des telles canailles
Enfin, au premier acte, la vaste fresque où apparaît cette Marie Madeleine que peint Caravadossi en s’inspirant de cette belle pénitente qu’est la marquise Attavanti, cette fresque noyée dans un flot de femmes dénudées rappelle plus une bacchanale au Vénusberg, les délires des bacchantes de « la Danse » de Carpeaux ou « le Bain turc » d’Ingres que de la peinture d’église, fut-elle de la main d’un « voltairien » comme Cavaradossi.
« Tosca », opéra de Giacomo Puccini, Direction musicale : Dan Ettinger. Mise en scène : Pierre Audy, Jusqu’au 23 juin. Opéra de Paris, place de la Bastille.
visuel: (c) Charles Duprat / OnP