
Une merveilleuse Alice à l’Opéra national du Rhin
Il nous a été donné de découvrir à l’Opéra de Strasbourg, en première mondiale, Alice, une œuvre du compositeur Philip Glass et des chorégraphes Amir Hosseinpour et Jonathan Lunn inspirée des Aventures d’Alice au pays des merveilles (1865) et De l’autre côte du miroir (1871) de Lewis Carroll.
Théâtre de l’absurde
La chorégraphie le partage en premier lieu à la musique, naturellement, mais aussi au théâtre, à la comédie musicale – genre dérivé d’une comédie-ballet comme Les Fâcheux (1661) de Molière, sans remonter aux calendes grecques -, à la pantomime, à la vidéo et au pop art, comme on va voir. Le visuel l’emporte à plusieurs reprises sur la chorégraphie bien que celle-ci soit captivante, enivrante, pleine d’entrain, du début à la fin. Il faut dire que les magnifiques costumes et les éléments de décor mobiles d’Anne-Marie Legenstein, les peintures de Robert Israel, les lumières de Fabrice Kebour et les effets vidéographiques de David Haneke projetés sur tulle à l’avant-scène sont, littéralement, fascinants.
Sans du tout chercher à reconstituer fidèlement l’œuvre de Lewis Carroll, les auteurs de cette version opératique – ou opérettique – citent partie du texte dans sa langue d’origine – l’anglais, parfaitement maîtrisé par la comédienne suisse Sunnyi Melles qui joue Alice vieille ainsi que Lewis Carroll himself -, autant de sentences poétiques relevant du nonsense britannique, surtitrées en français, utilisées comme contrepoints rythmiques au continuum frénétique produit par le corps de ballet composé d’une bonne trentaine de membres. Tandis que Sunnyi Melles joue deux personnages (Alice à l’âge du flash-back ou du ressouvenir et Lewis), d’autres artistes interprètent le rôle-titre à étapes de sa vie : Brett Fukuda, Ana Enriquez, Christina Cecchini et la jeune Clémence Wild.
Pop Art
La composition de Glass est d’une qualité et d’une variété inouïes. Elle va de l’économie cistercienne – du bourdon – à la muzak limite pompier, du music-hall mielleux façon West End, au bruitisme incluant klaxons dans sa partition comme l’avait fait autrefois Satie avec la machine à écrire, du circassien fanfaresque (cf. le passage de cuivres et de cors en particulier soufflés pleins poumons) au lyrisme des sonatines beethoviennes. Dix-sept épisodes d’Alice sont ainsi esquissés, stylisés, thématisées, harmonisées, dont un morceau purement dansant, rythmique, swingant, inspiré d’un poème de Lewis Carroll, créé pour l’occasion et destiné à faire briller la compagnie alsacienne : The Lobster Quadrille. Visuellement parlant, il ne faut pas oublier que le pop art n’est pas un mouvement américain mais bel et bien anglais, créé dès les années cinquante par Eduardo Paolozzi et Richard Hamilton. En deuxième partie de programme, un gigantesque collage rend hommage à un autre mouvement de mode britannique, au punk lancé par le dandy situ Malcolm McLaren et à la pochette des Sex Pistols avec le fameux hit irrévérencieux “God Save the Queen”.
L’actualisation du thème d’Alice frise certes, une ou deux fois, le kitsch – les chorégraphes semblent avoir été obnubilés par le personnage de Harry Potter qui n’a rien à voir avec ceux des sœurs Liddell; ils insistent un peu beaucoup sur la tenue rouge pétard de la reine Elizabeth II. Ils se sont en tout cas fait plaisir en truffant leur ouvrage de références difficiles à capter pour le quidam et de signes qu’on le premier venu a du mal à décrypter. Bref, d’autant d’éléments qui pousseront à revoir et à réentendre la pièce. Nous avons déjà mentionné les merveilleuses lumières et les animations électroniques mais il faudrait noter la conduite irréprochable de l’orchestre symphonique de Mulhouse et l’excellence du jeu pianistique de Bruno Anguera Garcia, sous la houlette et la baguette de Karen Kamensek.
Visuel : Alice, photo d’Agathe Poupeney.