[Festival d’Automne] Keersmaeker danse avec les mots de Rilke
Anne Teresa de Keersmaeker présente à Gennevilliers Die Weise von Liebe und Tod des Cornets Christoph Rilke. La pièce, créée dans la Ruhr en Allemagne est ardue et sublime. La chorégraphe belge fait preuve d’une capacité toujours intacte et épatante à renouveler radicalement les voix de son langage chorégraphique nourri cette fois d’une matière puissante et poétique : les mots de l’écrivain allemand Rainer Maria Rilke dont elle s’empare avec force.
« A cheval, à cheval, à cheval, le jour, la nuit, le jour. A cheval, à cheval, à cheval ». Ainsi commence le texte narrant la chevauchée fantastique d’un jeune officier qui va tomber au front après avoir découvert la volupté dans les bras d’une comtesse puis tiré à boulet rouge sur l’ennemi turc. L’œuvre de jeunesse de Rilke et sa représentation partagent le même caractère bref et fulgurant.
La danse de Keersmaeker particulièrement essentialiste et élancée naît du mouvement, abstrait et circulaire comme elle en a le secret, mais aussi de la musicalité du son, de la voix, du souffle, du mot. On entend d’abord les pas du cavalier bravache, vulnérable et impétueux dans sa course effrénée sur le chemin de l’amour et de la mort au son de la flûtiste Chryssi Dimitriou jouant les sifflets stridents et le souffle haletant d’une partition vertigineuse de Sciarrino. Comme toujours, aucune image ne sert à figurer le propos, juste des sensations, des évocations.
De hauts murs et un sol nu délimitent un espace clair aux tons grèges sablonneux. C’est un véritable écrin pour les deux danseurs qui se meuvent et se frottent sur une fine pellicule de poussière dont leurs vêtements s’enduisent. Tellement belle dans son minimalisme et puissamment évocatrice, la danse réunit un homme et une femme, tout en intimité. Michaël Pomero, l’un des fidèles danseurs de la troupe Rosas, s’élance d’abord dans un merveilleux solo où transparaît dans la fluidité un élan fougueux, animal, qui se stoppe net par moments sur des images arrêtées. Plus tard, il est rejoint par Anne Teresa de Keersmaeker. Ils évoluent l’un autour de l’autre dans une belle proximité. Synchronisés ou pas, à distance ou en fusion, ils suivent un parcours fait de courbes, de détours et de suspensions. Le contact entre eux reste fugace mais ils demeurent ensemble très mobiles, très concentrés, entre tension et souplesse, entre une rectitude quasi militaire et une sensualité introvertie. La rencontre opère dans un tourbillon gracieux.
Puis viennent les mots, fiévreux, belliqueux, de Rilke tout à l’heure simplement projetés et offerts à la lecture silencieuse du public, maintenant interprétés par Anne Teresa de Keersmaeker. L’artiste réputée peu loquace cultive habituellement un art du discours pointu, elliptique. Elle révèle désormais un talent de récitante habitée. Pleine d’affinité avec la poésie de langue allemande, elle a déjà travaillé sur Müller, Handke, des textes de lieds de Mahler et convoitait depuis longtemps ce texte de Rilke qu’elle incarne avec aplomb et maîtrise. La syntaxe des vers, la sonorité des mots amènent la danse. C’est encore une pièce exigeante et bouleversante, d’une rare intensité, qu’elle offre au Festival d’Automne à Paris.
Photo © Anne Van Aerschot