Classique
Une clairière rêveuse au cœur du bois dormant : Ravel au Théâtre des Champs-Élysées

Une clairière rêveuse au cœur du bois dormant : Ravel au Théâtre des Champs-Élysées

23 May 2019 | PAR Yuliya Tsutserova

Lundi le 20 mai 2019, l’Orchestre du Théâtre des Champs-Élysées, dirigé par Louis LAGRÉE, interprète, avec la mezzo-soprano Anne Sofie VON OTTER, un panorama des genres et d’ambiances de Maurice RAVEL. De l’Asie à La Valse par voie de Ma mère l’Oye : un chemin sinueux à une clairière rêveuse au cœur du bois dormant.

La première pièce de la soirée, L’ouverture de féerie de Shéhérazade, est originellement composée pour le piano à quatre mains et crée pour la première fois, en version orchestrée, à la Société nationale de musique le 27 mai 1899. Alors élève au Conservatoire sous la tutelle de Fauré, Ravel fait face aux critiques de « gauche démarquage de l’école russe », « du Rimsky trapatouillé par un debussyste jaloux d’égaler Érik Satie », et l’on lui reproche également l’indulgence excessive de la « gamme par tons » d’un Orient convenu. Son auto-critique va dans le même sens : « trop influencée par la musique russe, mal fichue et pleine des gammes par tons ». Dans l’interpretation de l’Orchestre des Champs-Élysées, dirigé par Louis Langrée, le thème de Shéhérazade séduit par le hautbois solo, les flûtes limpides et batifolantes, et les éclats taquins du tambour de basque. La mélodie « persane » dans la deuxième partie donne un avant-goût de la diaprure glorieuse des cordes frottées de cet orchestre.

L’orchestre paraît moins enthousiasmé par la Shéhérazade en trois poèmes pour voix et orchestre (1903) sur les vers de Tristan Klingsor, pseudonyme d’un ami de Ravel Léon Leclère (1874-1966), compositeur, poète, et peintre. L’objectif de cette expérience musicale, précise Leclère, est de « transformer [ le poème ] en récitatif expressif, exalter les inflexions de la parole jusqu’au chant », et la mezzo-soprano Anne Sofie von Otter l’atteint avec une diction hautement disciplinée et une maîtrise impeccable des écarts tonaux assez importants. Son timbre perd un peu d’épaisseur et trahit une légère rugueur dans la gamme supérieure, mais sa précision tonale et présence scénique sont irréprochables. Parmi les trois poèmes, c’est le désir à peine deviné de La Flûte enchantée qui capte le cœur de l’auditeur : « L’ombre est douce et mon maître dort… Mais moi je suis éveillée encore. Et j’écoute au dehors une chanson de flûte…que mon amoureux chéri joue, et quand je m’approche de la croisée, il me semble que chaque note s’envole de la flûte vers ma joue comme un mystérieux baiser ». Le souffle final des hautbois et des flûtes transperce le cœur, éphémère et impossible comme l’amour secret d’une sultane.

Les cinq pièces enfantines de Ma mère l’Oye, originellement composées pour piano à quatre mains (1908) et crées pour la première fois à la Salle Gaveau le 20 avil 1910, sont, en l’interprétation de l’Orchestre des Champs-Élysées (sans la Prélude ni La Danse du rouet de 1911, un choix judicieux), un triomphe mélodique et sentimental inspiré. Les pas mesurés et les miroitements des cordes argentines de la Pavane de la belle au bois dormant avec ses résolutions aux tons bas délicieux, les escalades impétueuses et les assombrissages soudains du Petit Poucet, les motifs folkloriques percolants et les percussions retentissants de la route de la soie de Laideronnette impératrice des pagodes, les sonorités biseautés et les contrastes tonaux des Entretiens de la Belle et la Bête, et enfin la reprise tamisée et contemplative des cordes du Jardin féerique : l’Orchestre des Champs-Élysées, dirigé avec du cœur et de la conviction par Lagrée, en tisse une seule tapisserie ensorcelante.

Le passage de ce pays des contes à La Valse, connue pour ses « nuées tourbillonnantes » et sa réception controversée par Diagilev (« Ravel, c’est un chef-d’œuvre, mais ce n’est pas un ballet »), est peu intuitif, et si Lagrée et l’orchestre s’y prennent de façon convaincante, le saut d’une décennie (elle est crée pour la première fois en version pour deux pianos en avril puis en décembre de 1920) ne se passe pas inaperçu : l’on n’est plus dans le même ordre du monde et l’on entend à la distance les premiers grondements des valses de Shostakovich.

Visuels :

Louis Langrée © Benoit Linero

Anne Sofie Von Otter © Ewa-Marie Rundquist

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