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Sade parmi les libertins au musée des lettres et des manuscrits

Sade parmi les libertins au musée des lettres et des manuscrits

03 November 2014 | PAR Franck Jacquet

La nouvelle salle du Musée des Lettres et Manuscrits, sise tout près du premier bâtiment dans le VIIe arrondissement, ouvre sur une exposition faisant écho à celle proposée par le Musée d’Orsay autour de Sade. Si le grand musée a franchement déçu, voire frisé l’incongruité avec « Sade, attaquer le soleil », la petite institution se consacre aux écrits tout en utilisant aussi le personnage emblématique du libertinage. En réalité, l’exposition est consacrée à la pluralité des figures du libertinage et à l’histoire de la fascination pour les basses pulsions. Un parcours parfois tiré par le bout des tétons mais qui est loin d’être décevant

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Le moment Sade

L’exposition joue sur le totem Sade, incontournable pour le monde libertin. En réalité, un gros quart de l’exposition seulement lui est dédiée. Le titre « Sade, marquis de l’ombre, princes des Lumières », est donc un peu trompeur (et franchement racoleur). C’est que le Marquis attire… Il fascine depuis le deuxième tiers du XXe siècle (certainement pas ou si peu au XIXe siècle).

La partie centrale s’attache donc à resituer la place des écrits de l’auteur. Sade est issu d’une noblesse distinguée, pas de la plus petite. Il reflète d’ailleurs très bien cette noblesse d’ancienne extraction qui se sent si libre en cette fin d’Ancien Régime. Il fait des affaires et se querelle pour des héritages comme d’autres cherchent à restituer, comme grands féodaux, leurs anciens droits de péages ou d’antiques taxes face à la centralisation imposée par la monarchie administrative. Il fréquente les infréquentables de son époque, ceux qui portent les idées séditieuses. Il n’est pas pour autant républicain. Donatien Alfonse François, Marquis de Sade, est surtout un jouisseur cherchant à explorer les instincts les plus bas. Il les vit comme il les étudie et les écrit. C’est ce qui lui vaut ses nombreuses années d’emprisonnement, souvent sans motif, alors que la lettre de cachet est encore dans les us et coutumes de la monarchie. Décrire ces turpitudes sexuelles autant que morales et ce avec une fascination aucunement cachée ne peut que heurter le Trône alors allié de l’Autel. Logiquement, la Censure condamne souvent les écrits de même que son auteur ; les publications sont retardées, interdites et les manuscrits risquent la destruction. Pour autant Sade n’est pas un membre à proprement parler des Lumières. Il critique surtout la pudibonderie affichée d’une Cour où les écarts dans les mœurs ne sont pas rares (rappelons-nous des « parties » du jeune Louis XV et du pavillon aux serfs), ce qui fait qu’on le rapproche de la République des Lettres. Il est plutôt à mettre en regard avec la face sombre des Lumières : Crébillon, Rétif de la Bretonne… Le propos de l’exposition exagère sans nuance l’état de perversion de la Cour, mais on ne peut nier qu’une part y était corrompue, prêtant le flanc aux gravures érotiques abaissant tant le sang noble que royal.

Sade reflète bien par l’écriture son époque. Ses romans sont souvent épistolaires. Ainsi, Aline et Valcour ou le Roman philosophique, publié pendant la fin de la période révolutionnaire, au temps des Merveilleuses et avant la remise en ordre du Consulat, est présenté comme le plus connu Justine et plusieurs autres. Surtout, la pièce majeure de l’exposition est le Manuscrit original des 120 journées de Sodome ou l’école du libertinage. Elle l’est par sa forme, un rouleau de plusieurs dizaines de mètres de long. En effet, en prison, le marquis l’écrivit et le cacha pour éviter sa destruction par les autorités. L’aventure du manuscrit continue longtemps puisque il passe de main en main et donne lieu à plusieurs affrontements de traducteurs et de propriétaires (dont les Noailles !), jusqu’à susciter quelques discussions diplomatiques entre France et Suisse dans les dernières décennies ! Le rouleau impressionne, l’écriture est serrée et prend toute la place disponible sur une largeur de feuille à peine supérieure à celle d’une main. L’écriture du marquis est aussi soignée que sa mise en scène des détériorations des corps et des vertus…

Que devient Sade avec la Révolution ? Loin de libérer les mœurs après les premiers moments de liesse, le processus révolutionnaire connaît radicalisations et purges. Ainsi, Sade est à plusieurs reprises emprisonnées, que ce soit pour ses origines, parce qu’il n’est pas de la faction dominante du moment à la Convention, mais aussi le plus souvent parce qu’il continue à déranger les bonnes mœurs. Ses écrits sont donc le plus souvent interdits. On conseillera de revoir le film de Benoît Jacquot sur le Sade emprisonné de Picpus. Il ne sera d’ailleurs pas plus en odeur de sainteté auprès de Bonaparte et sous l’Empire. Se dégage ainsi de son existence et jusqu’à sa fin l’image d’un électron libre qui lui a sans doute permis de passer plus que d’autres à la postérité.

Les figures du libertinage
Car Sade n’est pas seul à son époque. En effet, les auteurs de la fascination du vice sont nombreux dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et l’exposition a l’intelligence de les présenter alors qu’on les oublie souvent. Tous les topoï présents chez Sade sont présents : les bonnes âmes (souvent campagnardes) dévoyées par la ville, par les seigneurs ou les sœurs, les enfants éveillés à la perversion plutôt qu’à l’éducation sentimentale, les clichés orientalistes associés à la lascivité des corps… Le paysan et la paysanne pervertis de Rétif de la Bretonne, auteur à succès d’alors et largement négligé, est un sommet du genre. Les ouvrages sont présentés dans des éditions du XIXe ou du XXe siècle, sauf exception, ce qui peut parfois décevoir, mais ce qui est logique quand on connaît la rareté des pièces. Mirabeau, Crébillon et les autres libertins du second XVIIIe siècle sont bien mis en regard avec Sade.

Mais le propos va en fait bien plus loin que de replacer Sade dans ce contexte. En réalité, c’est une histoire du libertinage qui est proposé, à travers les écrits qu’il a pu susciter depuis la Renaissance. Le parcours revient sur la distinction traditionnelle entre libertinage du XVIe – XVIIe siècle, essentiellement politique d’une part, et libertinage plus « moral » du XVIIIe siècle d’autre part. Les liens aux autres arts, notamment à la peinture avec Fragonard, sont bien rappelés. Le libertinage est bien lié à une nouvelle découverte du corps après la crise de conscience des sociétés européennes et aux réactions puritaines (janséniste en France). Mais ses expériences vont simplement trop loin pour ce que peut tolérer la société d’alors, et surtout les autorités qui cherchent à la contrôler de plus près non par totalitarisme mais par souhait d’efficacité. Or, ces expériences vont à l’encontre de cette mise en ordre. Quoiqu’il en soit, le grand absent est Théophile de Viau pourtant central dans la matrice du premier libertinage.

Les limites du périmètre libertin
C’est donc le second sous-titre de l’exposition (« l’éventail des libertinages du XVIe au XXe siècle ») qui illustre donc le mieux le parcours. Mais c’est aussi là que le bât blesse…
Etudier les écrits de Sade et les remettre dans leur contexte est évidemment salutaire de même que de chercher leurs racines et de mettre en lumière le « premier libertinage ». Pour autant, plusieurs auteurs sont ramenés à ce fil libertin sans qu’il soit évident de les convoquer, ou alors parce qu’ils n’en furent que des inspirateurs très secondaires : les rééditions modernes de Pétrarque, de Montesquieu ou de La Fontaine nuisent ainsi à la compréhension de la filiation libertine.
Ensuite, les figures du libertinage sont étirées au long du XIXe et du XXe siècle, sans que cela paraisse probant. Les courants littéraires et artistiques ont bien évidemment pris en compte le corps, la sensualité, parfois mis en avant les basses pulsions de l’humain en associant sexe et violence… Mais tout ramener au libertinage, qu’il soit politique, moral ou autre, cela paraît bien difficile. Parfois cela fonctionne, comme avec les références proprement sadiennes qui émergent clairement au XXe siècle, ou par exemple avec les décadents et Barbey… Les œuvres érotiques de Louÿs ou de Bataille aussi peuvent aussi être rapportées au libertinage. Mais cela devient bien moins aisé avec les écrits de la libération sexuelle des années 1970 ou avec les romantiques du XIXe siècle. Que fait Stendhal dans cette section ?! On regrette que le propos sur Sade et le libertinage se perde dans ses associations pas franchement heureuses et qui constituent le dernier tiers de l’exposition.

Il faut donc aller voir « Sade, marquis de l’ombre, prince des Lumières » pour « l’éventail des libertinages du XVIe au XXe siècle ». La scénographie de l’exposition, rouge, tortueuse et entrecoupée de voiles, évoque bien ce qu’on imagine par libertinage. Les origines du libertinage sont intéressantes et le libertinage « central » incarné par Sade et le magnifique rouleau – source présenté sont le point fort de l’exposition. A l’inverse, on passera plus vite sur la postérité, qui n’en est pas vraiment une et qui est plus postulée que démontrée par le parcours…

Visuel 1 – Sade au Musée des lettres et manuscrits – Vue de l’exposition – Le Manuscrit des 120 journées de Sodome
Visuel 2 – Sade au Musée des lettres et manuscrits – Affiche de l’exposition
Visuel 3 – Sade au Musée des lettres et manuscrits – Restif de la Bretonne, Le Palais Royal, Paris, 1790. © Coll.privée – Musée des Lettres et Manuscrits, Paris

Infos pratiques

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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