
Pan, dans l’œil
Surfant sur la petite musique de son temps, Olivier Muller offre au public du festival d’Uzès un drôle et terrible précis de décomposition.
Pour commencer, on pourrait dire que la main de l’homme est divine, qu’elle sculpte et donne vie à la matière, autant qu’elle l’anéantit. Sous les faux airs d’un John Travolta, le soliste regarde d’abord son public d’un œil torve, accroupi sous une flèche brisée, une flèche du temps. Il triture un bloc d’argile et en extrait une série de longues verges un peu aqueuses qu’il prendra dans ses bras avant de s’en faire un masque. Les matières se mélangent-elles ou ne font-elles que se superposer ? Et les corps, peuvent-il danser ensemble comme le voudrait la chanson qui revient en boucle, « I wanna dance with someone with somebody who loves me ? »
Armoire thoracique
« Huh, yeah, woo Hey yeah, huh, Ooh yeah, uh huh, yeah » psalmodiait Whitney Houston lorsqu’elle démarrait le morceau. Olivier Muller s’amuse alors à traduire les onomatopées de cette boucle du désir, pas exactement dans une danse avec un D majuscule, mais plutôt une danse du point d’exclamation. Étirements au sol et roulés toniques, mouvements d’abord centrés entre épaules et bassin, contenus dans cette armoire thoracique que ce Dieu Pan ici convoqué va s’attacher à transformer. Au masque qui cache l’identité survient un autre retournement. Placé à l’arrière de la tête, il transmute le corps du danseur qui se met littéralement à « bouger à l’envers », le dos se faisant torse, la chevelure devenant un élément métaphysique crucial dans sa fonction d’ornement et de métamorphose du sujet. La danse, le danseur ? Pour le coup, la fusion s’opère et c’est la grande idée du spectacle qui fait du sexe – génétique et générique, devant et derrière – non pas un con, mais un cul ordinaire. Mais oui, bon dieu ; en vérité tout ça crève les yeux.
Parade du brother
Le chaos des valeurs, comme on aime à dire prend ici la forme d’un art de l’illusion, un art presque forain ; celui qui se joue des puissants en « draguant » les rues populaires à grand renfort d’allusions grivoises. On pense au genre de la Parade et au « Chapeau de Fortunatus ». « 1715 », annonce d’ailleurs une voix enregistrée. Nous voilà bien à Uzès, dans cette morgue gracieuse et cruelle de l’Ancien régime dont la déroute – elle l’ignore encore- est pourtant si proche. Pan danse à peine et fond ses mouvements dans cette voix qui semble lire un rapport de médecine légale de l’époque, une exploration sardonique d’un corps de roi enfin mis à nu, une fouille à l’intérieur des êtres de ce qui peut se mouvoir et faire danser. Le moteur du mouvement.
Glaçante kitcherie
Au-delà de l’altérité de la chair, le danseur qui s’est fait Pan nous entraîne dans une vile contemplation de la décomposition. On voudrait rire, mais les mots qui viennent dans la bouche de celui qui in fine a retourné son masque sont bien trop glaçants. Son rictus est de celui qui se réjouit du passage de la vie à la mort, de cet humus du trépas qu’il offre ici en guise de mise en bouche. Glaçant. Que reste-il alors pour survivre sinon cette « kitcherie » qui compose le final de ce solo où l’on comprend que danser avec ce « quelqu’un qui nous aime » équivaut aussi à « danser avec une matière plastique », un bout de costume et de décor dont le danseur se recouvre et s’entiche pour clore son spectacle dénommé – on le comprend mieux- « Horrible pugilist brother ». Comme s’est exclamée avec admiration une dame d’un certain âge, « ahaha, il est bien barré celui-là ! » Je dirais même plus : « Huh, yeah, woo !».
« Horrible Pugilist Brother », Olivier Muller, Coproduction CDCN Uzès, Klap Maison pour la danse Marseille, Maison de la culture d’Amiens, 2021.
Crédit photos © Laurent Paillier