
Puccini dépouillé et bouleversant : un Trittico d’une rare intensité à Bastille !
A l’Opéra Bastille, Christof Loy signe une mise en scène audacieuse et raffinée d’Il Trittico de Puccini, en inversant l’ordre traditionnel des trois opéras en un acte pour offrir une progression dramatique du comique au tragique. Cette approche, déjà saluée à Salzbourg ( 2022), permet une lecture en triptyque émotionnel : de la farce “Gianni Schicchi” au drame conjugal “Il Tabarro”, jusqu’à la tragédie mystique “Suor Angelica”. Cette structure offre à la soprano Asmik Grigorian, qui incarne les trois héroïnes, un arc narratif saisissant, passant de la jeune amoureuse à la femme brisée, puis à la mère endeuillée.
Photo Il TRITTICO photo@copyright Guergana_Damianova
Le premier opéra, Gianni Schicchi impose d’emblée un climat de comédie domestique grinçante. Christof Loy place l’action dans une chambre banale des années 1960, où le corps de Buoso Donati trône sur un immense lit. Autour de lui, des héritiers pathétiques – qui cherchent le testament du défunt en pleurant à moitié. La scène est burlesque, absurde, grinçante mais jamais surjouée. Étienne Pluss propose un décor froid, d’un quotidien presque bourgeois ( lit où repose le défunt fait penser au Malade imaginaire de Molière!) , auquel répondent les costumes de Barbara Drosihn : tailleurs démodés, cravates mal nouées, robes en velours délavé. Le partage de l’héritage va révéler la personnalité de chaque personnage et avant tout celui du paysan Gianni Schicchi. Homme malin, Gianni Schicchi endosse le rôle du mort pour mieux redistribuer les biens à son avantage. Sous les rires du public, Puccini épingle la mesquinerie humaine avec un art consommé du contraste orchestral, que Carlo Rizzi dirige avec légèreté et précision.

Deuxième tableau, deuxième atmosphère. Le metteur en scène allemand nous transporte sur une péniche parisienne du début du XXe siècle amarrée quai de Seine, dans une lumière bleue où s’infiltrent l’ennui, la solitude, et le soupçon. Le décor est d’un réalisme saisissant, bien que légèrement poétisé : planches humides, cordages usés, réverbères en veilleuse. Ici, le monde semble figé, et la passion de Giorgetta pour son amant Luigi surgit comme une brèche dans l’immobilité. La soprano Asmik Grigorian en Giorgetta, femme frustrée par son mariage avec Michele, déploie une voix puissante et ombrée, qui épouse les lignes tragiques du rôle. La mise en scène ajoute des figures secondaires – musiciens, saltimbanques – comme un écho lointain au monde de la fête qui se meurt. Soulignée par l’orchestre, la tension évolue jusqu’au meurtre final, soulignant la jalousie et la passion destructrice, comme une lente plongée dans la nuit.

Dernier volet, et non des moindres, Suor Angelica s’ouvre dans un couvent stylisé, presque abstrait. Christof Loy Loy choisit l’épure : murs immaculés, mobilier réduit au strict minimum, et des religieuses dont les gestes dessinent un chœur silencieux. Ce dépouillement scénique permet de concentrer toute l’attention sur le drame intime d’Angelica, cette jeune femme cloîtrée, sacrifiée par sa famille, et qui apprendra la mort de son enfant sept ans après son enfermement. La confrontation avec la Princesse, campée par la soprano finlandaise Karita Mattila, est glaçante : deux corps figés, deux voix tendues à l’extrême, deux douleurs irréconciliables. Puis vient le suicide, sans grand geste, sans spectacle, et enfin la vision céleste, où la Vierge Marie apparaît, apportant une rédemption poignante à Angelica : l’enfant retrouvé dans un halo de lumière, l’absolution.
Ce triptyque puccinien trouve ici son unité dans la continuité des décors d’Étienne Pluss, épurés mais évocateurs, permettant une transition fluide entre les trois univers tout en ancrant chaque personnage dans une vérité historique. Barbara Drosihn habille les personnages avec des costumes qui reflètent leur époque et leur statut social, tout en conservant une esthétique cohérente à travers les trois actes. Les lumières de Fabrice Kebour accompagnent subtilement les ambiances, renforçant l’émotion sans jamais l’alourdir. La direction musicale confiée à Carlo Rizzi, fluide et expressive, traverse ces trois mondes sans heurts, mariant le sarcasme de Schicchi, la tension de Tabarro et la prière d’Angelica avec une belle cohérence. L’orchestre soutient efficacement les chanteurs, notamment la soprano lituanienne Asmik Grigorian, dont la performance est saluée pour sa puissance émotionnelle et sa maîtrise vocale.

Côté distribution, le baryton géorgien Misha Kiria campe un Schicchi plus rusé que bouffon, d’une vocalité solide et mate. Son Schicchi est un homme rusé mais pragmatique, plus technicien de la supercherie que bouffon grotesque. La voix est solide, mate, bien projetée, et le jeu d’une grande justesse comique, sans jamais tomber dans l’outrance. À ses côtés, la soprano italienne Lavina Bini (Nella) imprime à son personnage un mélange d’ironie et de fraîcheur. Vocalement agile, elle fait preuve d’un goût certain pour l’équilibre des ensembles. Dans le troisième volet, en Prima Cercatrice, elle retrouvera cette retenue douce, presque pastorale. La mezzo allemande Theresa Kronthaler (La Ciesca) se distingue par une présence scénique vive, presque désinvolte. Son timbre rond et sa diction précise lui permettent de nuancer ce rôle secondaire avec un vrai tempérament. Elle reviendra en Maestra delle novizie avec plus de gravité. La mezzo albanaise Enkelejda Shkoza campe une Zita sèche, autoritaire, presque cassante. Elle fait de cette matriarche une figure de contrôle plus que de grotesque, ce qui donne à l’ensemble un relief dramatique inattendu. Dean Power, ténor lumineux, brille dans plusieurs rôles (Gherardo, vendeur de chansons), avec une voix souple et nuancée. Le ténor irlandais compose un Gherardo mesuré, bien inscrit dans la mécanique collective de la scène. Dans ses autres apparitions – notamment en vendeur de romances dans Il Tabarro, sa voix conserve une lumière douce, un peu nostalgique, qui sied au rôle de ce chantre anonyme de la rue parisienne. Dans Il Tabarro, Roman Burdenko (Michele) touche par la noirceur expressive de son baryton, face à une Asmik Grigorian (Giorgetta) déchirante, sensuelle, vocalement irrésistible. Joshua Guerrero (Luigi) complète ce triangle avec ardeur et sincérité.
Photo Il TRITTICO photo@copyright Guergana_Damianova
La soprano Asmik Grigorian, encore, bouleverse en Suor Angelica. Son “Senza mamma” murmuré glace l’auditoire. Enkelajda Shkoza (Suora Zelatrice) et Theresa Kronthaler (Maestra delle novizie) incarnent deux visages de l’autorité religieuse, l’une dure, l’autre tendre. Lavinia Bini, en Prima Cercatrice, apporte une lumière discrète.
Cette lecture du Trittico, tendue, dépouillée, magnifiée par la direction musicale de Carlo Rizzi, s’impose comme l’un des grands moments lyriques de la saison parisienne. A moment des saluts, le public se soulève d’un seul homme et applaudit à tout rompre durant de longues minutes.
Jean Christophe Mary
Il Trittico
Giacomo Puccini
Opéra Bastille
du 29 avril au 28 mai 2025
3h40 avec 2 entractes
Giacomo Puccini
Musique : Giacomo Puccini (1858-1924)
Livret Giovacchino Forzano Giuseppe Adami
Giuseppe Adami Livret
Carlo Rizzi
Direction musicale : Carlo Rizzi
Mise en scène : Christof Loy
Décors : Etienne Pluss
Costumes : Barbara Drosihn
Lumières : Fabrice Kebour
Dramaturgie : Yvonne Gebauer
Cheffe des Chœurs : Ching-Lien Wu
Gianni Schicchi
Opéra en un acte (1918)
Gianni Schicchi : Misha Kiria
Lauretta : Asmik Grigorian
Zita : Enkelejda Shkoza
Rinuccio : Alexey Neklyudov
Gherardo : Dean Power
Nella : Lavinia Bini
Il Tabarro
Opéra en un acte (1918)
Michele : Roman Burdenko
Giorgetta : Asmik Grigorian
Luigi : Joshua Guerrero
Il Tinca : Andrea Giovannini
Il Talpa : Scott Wilde
La Frugola : Enkelejda Shkoza
Un venditore di canzonette : Dean Power
Un amante : Ilanah Lobel-Torres
Suor Angelica
Opéra en un acte (1918)
Suor Angelica : Asmik Grigorian
La Zia Principessa : Karita Mattila
La Badessa : Hanna Schwarz
La Suora Zelatrice : Enkelejda Shkoza
La Maestra delle novize : Theresa Kronthaler
Suor Genovieffa : Margarita Polonskaya
Suor Osmina : Ilanah Lobel-Torres
Suor Dolcina : Lucia Tumminelli
Suor infermiera : Maria Warenberg
Prima Cercatrice : Lavinia Bini
Seconda Cercatrice : Camille Chopin
Una novizia : Lisa Chaïb-Auriol