
Sleep Token “Even in Arcadia” : l’alchimie du sacré et du profane !
Les énigmatiques Sleep Token continue de brouiller les pistes avec Even in Arcadia, un quatrième album à la fois expérimental et spirituel, mêlant metal progressif où metalcore, R&B, reggaeton, trap et trip hop se télescopent dans une cérémonie sonore qui tient autant du rêve que du cataclysme. Une œuvre d’une rare audace esthétique qui interroge les frontières de la musique contemporaine. Derrière leurs masques, les musiciens britanniques livrent un disque furieusement hybride, totalement imprévisible — et souvent bouleversant.
Mais qui donc se cache derrière Sleep Token? Depuis 2016, le groupe cultive une aura d’anonymat sacré. À sa tête, Vessel, chanteur et compositeur compositeur principal et prêtre auto-proclamé d’un dieu imaginaire nommé « Sleep » dont la voix androgyne est capable d’incarner la tendresse R&B autant que les rugissements du metalcore. Pour épauler ce chanteur masqué, une formation britannique dont les membres restent eux aussi anonymes, dissimulant leurs visages et identités derrière des pseudonymes et des symboles religieux. Avec Even in Arcadia, publié chez RCA, Sleep Token continue de bâtir sa cathédrale sonore où s’enlacent metalcore, soul digitalisée, ambiances trap et liturgie gothique. Si les albums précédents (Sundowning, This Place Will Become Your Tomb, Take Me Back to Eden) exploraient déjà les contrastes entre metalcore écrasant et ballades soul hantées, ce nouveau chapitre pousse le curseur encore plus loin. La première écoute de Even in Arcadia est un vertige. Sleep Token continue d’effacer les frontières des genres pour ériger un autel sonore dédié à la dualité entre douceur et violence, chair et esprit, silence et chaos. Dès les premières notes de “Look to Windward”, le ton est donné. Avec cette voix qui vous happe, ces nappes synthétiques en arrière-plan cette ballade trip hop suspendue rappelle Portishead ou la fragilité d’un James Blake plongé dans un rêve fiévreux. Mais à mesure que les couplets s’écoulent, la tension monte, et le climax surgit avec une violence contenue, oscillant entre post-rock et metal progressif. La voix de Vessel s’élève comme une prière avant de basculer dans des crescendos heavy d’une beauté glaçante. “Emergence” poursuit cette évolution sonore. Ca démarre lentement, juste un piano et une voix aérienne, puis le titre se mue en une composition tout en tension tourmentée où les guitares syncopées mêlées à des voix voïcodées et beats électroniques tailladent l’espace (on pense à Meshuggah ou Deftones ) tout en gardant un souci mélodique constant. Avec “Past Self”, le groupe opère un virage R&B/trap planant. La voix de Vessel, proche de celle d’un James Blake possédé flotte au-dessus d’un beat minimaliste. Ici, Sleep Token adopte les codes du R&B contemporain, avec un groove lent, une production filtrée et une voix pleine de douleur contenue. “Dangerous”, l’un des morceaux les plus accessibles, semble lorgner du côté de la pop urbaine contemporaine. Mais là encore, le groupe introduit des cassures inattendues, des ruptures de rythmes, des tensions harmoniques indus, comme si Justin Timberlake s’était enfermé dans un studio avec Tool et Kanye West période Yeezus. Mais le vrai choc arrive avec “Caramel”, pièce centrale de l’album et sans doute l’une des plus étonnantes. Un beat de reggaeton, lent et déstructuré, des nappes synthétiques qui flottent comme de la brume, une voix qui murmure plus qu’elle ne chante Et puis, sans prévenir c’est le rugissement d’une tornade de guitares distordues sur fond de beat industriel. Une expérience sensorielle, dérangeante et brillante. Le morceau-titre, “Even in Arcadia”, est une pièce cinématographique. Le groupe superpose ici différentes textures dans une production soignée avec une montée en tension progressive. Le final, d’une beauté désespérée, fait écho au post-rock de Sigur Rós. Par contraste “Provider”revient à la sobriété. Voici une ballade quasi gospel portée par un orgue une guitare acoustique et une voix dénudée, vulnérable. Mais le calme n’est jamais durable : les guitares surgissent comme des lames avec ses riffs agressifs et ses rythmes syncopés quand la voix s’envolent vers les cimes les plus hautes. Dans la même lignée, on trouve “Damocles” un morceau aux accents prog-metal sur la peur d’un monde qui vacille. Puis surgit “Gethsemane” et sa dramaturgie . Le titre inspiré du lieu biblique où le Christ fut trahi s’habille d’orgue porté par un chant quasi sacré et une orchestration d’une intensité impressionnante. On passe de l’électro mystique à des assauts metalcore d’une rare violence. Enfin, “Infinite Baths” vient clore l’album dans une atmosphère vaporeuse. C’est la dernière purification, un adieu sans mot. Les nappes électroniques s’étirent, la voix est lointaine, presque désincarnée. Le chaos est passé, il ne reste que le ressac. Even in Arcadia est un disque hybrise audacieux, dérangeant, parfois grandiose qui confirme que Sleep Token est sans doute l’un des groupes les plus importants, et les plus radicaux, de sa génération.
Jean-Christophe Mary
Even in Arcadia (RCA/Sony)
1-Look to Windward
2-Emergence
3-Past Self
4-Dangerous
5-Caramel
6-Even in Arcadia
7-Provider
8-Damocles
9-Gethsemane
10-Infinite Baths