
La légende aux doigts d’or : un portrait de Jeff Beck signé Jean-Sylvain Cabot !
Dans Jeff Beck, Jean-Sylvain Cabot dresse le portrait nuancé d’un musicien insaisissable, plus souvent en retrait qu’au-devant de la scène, mais dont l’influence irrigue discrètement l’histoire du rock. À rebours du culte tapageur des guitar heroes, Beck y est raconté à travers ses sons, ses ruptures, ses silences. A travers les 288 pages, c’est la guitare, et ce qu’il en a fait, qui guide chaque chapitre.
Rarement guitariste aura autant échappé aux cases, aux écoles, aux chapelles. Jeff Beck qui nous a quitté en 2023 n’était pas un « guitar hero » au sens usuel, mais un chercheur de sons, un artisan d’avant-garde, un styliste au grain électrique. Dès le chapitre d’ouverture, l’auteur installe le ton en évoquant les formes, les sons, les bruits. Jeff Beck aura construit ses guitares comme ses voitures : à la main, en expérimentant. Le guitariste sculptait le son comme un carrossier, cherchant moins la virtuosité que la personnalité. Beck a toujours appréhendé la guitare comme une mécanique sensible, comparable à ces moteurs qu’il bidouillait adolescent. L’auteur souligne l’importance du geste, du toucher, du bricolage sonore. Pas de pédales inutiles, juste dix doigts qui sculptaient le son à la source. Dès son arrivée au sein des Yardbirds en 1966, Jeff Beck aura imprimé sa marque sur le son du groupe : fuzz, feedback, sustain prolongé, il y introduit des techniques qui bouleversent l’esthétique rock britannique des 60’s. Sous son influence, les Yardbirds vont s’évader sur les terres du psychédélisme, mais également défricher un nouveau genre que l’on ne tardera pas à appeler le “hard rock”. Son solo sur « Shapes of Things » reste une leçon de tension contrôlée. Jeff Beck électrifie littéralement le blues. À travers feedbacks, delays artisanaux, distorsion et sustain avec une maîtrise inédite et improvisations acides, il déplace le centre de gravité du rock anglais. En 1967, il fonde le Jeff Beck Group accompagné du chanteur Rod Stewart et du guitariste rythmique Ronnie Wood. Avec Rod Stewart au chant et Ron Wood à la basse, Beck compose un son lourd, rugueux, charnel. Le groupe précède Led Zeppelin mais en diffère par sa liberté de ton. L’auteur souligne la place de l’improvisation qui rappelle quelque part celle des jazzmen. La guitare de Beck s’y fait tour à tour percussive, râpeuse, presque vocale. Le son devient plus sale, plus lourd. Dès 1970, Jeff Beck avait envisagé une association avec Tim Bogert et Carmine Appice, mais il est victime d’un accident de voiture qui empêche le projet de se concrétiser. En 1972, après s’être remis des blessures, le guitariste dissout le Jeff Beck Group. Tim Bogert et Carmine Appice, sans engagement, décident alors de concrétiser l’ancien projet de collaboration. Le trio commence à travailler sur leur premier album Beck, Bogert and Appice. L’album se vend bien en 1973 et inclut le succès Superstition, variante de la version de Stevie Wonder (la chanson fut écrite par Jeff Beck et Stevie Wonder ensemble). Jean Sylvain Cabot évoque un Beck en pleine démonstration technique la guitare y est nerveuse, compressée, presque claustrophobe. La puissance du trio repose sur une tension constante entre virtuosité et énergie brute, une énergie flirtant avec le hard rock. Le jeu devient plus dense, plus technique, mais toujours habité par une recherche de timbre singulier. Dans Friends, l’un des chapitres les plus passionnants du livre, l’auteur évoque la fusion selon Beck : groove de Stevie Wonder, claviers fous de Jan Hammer, slap basse de Stanley Clarke. Le caméléon Beck est capable de fusionner funk, jazz et rock grâce à un toucher singulier. La guitare réagit, dialogue et devient tour a tour voix ou percussion. A la fin des années 80, changement d’époque, changement de textures. Beck fait sa mue électronique. Là où d’autres décrochent, lui se réinvente autour des synthétiseurs et de la programmation. Une transformation radicale marquée par l’album Guitar Shop (1989) qui est une œuvre-charnière entre analogique et numérique. Dans le chapitre « Sur la route » on y apprend que la scène est pour Beck un champ d’expérimentation. Chaque prestations live est un objet sonore unique, où le silence et la note tombent toujours au bon endroit. Pas de setlist figée, pas de solos attendus, Beck joue chaque soir différemment. Jusqu’à la fin, Jeff Beck aura creusé son propre sillon, en dehors des modes et des compromis. Il n’aura pas seulement marqué l’histoire de la guitare , il aura redéfini ce que jouer veut dire. Le style Beck, c’était ça : aucune fioriture, tout dans l’attaque, dans l’intonation, dans l’intuition. Cet ouvrage est essentiel pour qui veut comprendre ce qu’est un son de guitare, et pourquoi Jeff Beck en aura été l’un des plus grands sculpteurs.
Jean-Christophe Mary
LE MOT ET LE RESTE. 288 pages.