Mode
De la dentelle au textile : le fil du Nord-Pas-de-Calais

De la dentelle au textile : le fil du Nord-Pas-de-Calais

06 January 2016 | PAR Araso

A l’heure où le Front National fait une progression en force en Nord – Pas-de-Calais – Picardie à 40,6 % au premier tour, la région prend son élan pour dynamiser son patrimoine textile et un savoir-faire historique autour de la dentelle. Un certain conservatisme teinté de protectionisme place la machine au coeur de cet héritage tandis que la jeune création textile fait la part belle à l’innovation et la créativité décomplexée. Les deux vont pourtant de pair. Comment valoriser un savoir-faire en passe de muséification? Comment le préserver tout en lui redonnant vie? Un voyage itinérant au coeur de la fine fleur du textile français nous donne des éléments de réponse.

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De Calais à Caudry en passant par Lille et Roubaix, on pourrait s’attendre à trouver quelques ateliers de brique et de bois, assez anciens, poussiéreux, avec des artisans qui brodent à la main recroquevillés à l’ouvrage. Il n’en n’est rien. Les machines sont massives, façonnées par la révolution industrielle et des décennies de modernisation. Du textile, il reste un très beau musée, la Manufacture de Flandres, témoin du progrès en marche. L’ancienne industrie lourde négocie sa reconversion en pôle de soutien à la jeune création et centre d’innovation (le CETI, Lille3000, Textifood).

De la dentelle, il demeure un savoir-faire d’excellence, désormais labellisé “Dentelle de Calais-Caudry” intégralement entre les mains de quelques initiés qui, au prix d’années de sacerdoce, ont appris à manipuler d’imposants métiers à tisser appelés “Leavers”. On est très loin de l’iconographie vintage et de la broderie cousue main. Côté création, quelques stylistes issus de la nouvelle génération tentent avec grâce et imagination de rendre la dentelle contemporaine et sexy, jonglant avec les deux composantes majeures que sont les délais de production et le coût. Obstacles insurmontables? Bien au contraire, à condition d’entretenir le rêve et la désirabilité, fondements indispensables à la survie du luxe. Car c’est bien de très haut de gamme dont il est question, le luxe ultime: celui des connaisseurs. En conséquence, ce bijou de savoir-faire, s’il veut survivre, doit réussir à faire rêver, se rendre accessible sans perdre sa richesse ni son exclusivité. Par ailleurs, comme tous les métiers d’art, la dentelle est l’un des atouts majeurs de l’excellence à la française, atout aujourd’hui menacé d’extinction. Sensibiliser le grand public et les maisons de couture à cet enjeu est crucial. Carnet de voyage.

Nous arrivons à la Cité Internationale de la Dentelle et de la Mode à Calais. La dentelle est un savoir-faire anglais né à Nottingham et importé d’Angleterre avec le rapatriement -un peu sauvage, pour commencer, de métiers Leavers au XIXème siècle. Le musée a été construit in situ dans une ancienne usine. Les murs en brique rouge respirent le bruit, la poussière et l’agitation des ouvriers qui investissaient autrefois les lieux. Une superbe exposition d’Annette Messager, Dessus Dessous, rend hommage à sa région natale, la côte d’Opale, et aux femmes des ateliers avec entre autres une installation de mètres rubans et de soutien-gorges. Très tôt, nous rentrons dans le vif du sujet: la dentelle tissée sur des métiers Leavers est rare et précieuse. Celle que nous voyons la plupart du temps est la dentelle tricotée en maille industrielle qui a émergé après la seconde guerre mondiale. Mais à une époque où la cliente n’a plus de savoir de distinction entre les deux, quid de la formation des futurs denteliers? La dernière formation diplômante en dentelle se trouve à Calais. La ville de Calais depuis 2010 finance le salaire du professeur, faute d’avoir trouvé d’autres soutiens.

Autre sujet sensible: l’espionnage industriel. Et pour cause: l’initiative de l’investissement dans les essais matières appartient aux denteliers. Des procès ont lieu en permanence entre les fabricants et les copieurs asiatiques. Au coeur du musée a été installé un centre d’archivage qui permet de continuer le travail des anciens tullistes, de sauvegarder, d’informatiser. Il règne un profond secret autour du savoir-faire, rarement communiqué. Les archives sont ultra-protégées de la contrefaçon. La visite s’achève avec une démonstration par un tulliste sur l’un des imposants métiers Leavers du musée: il existe 25 métiers spécialisés différents dans la dentelle.

Après la théorie, la mise en pratique. Une rencontre avec Françoise Wheatley de Signature F donne un exemple contemporain et concret des enjeux de la dentelle de Calais-Caudry. Dans son entreprise familiale, le processus créatif part de la matière. Tout est intégralement “made in Nord-Pas-de-Calais”. L’approche est dynamique, le stylisme moderne, élégant, unique et sexy. Et cela a un coût: compter 1000 euros pour un blouson en cuir et dentelle, de 400 à 500 euros pour un haut.

La prochaine étape est la Manufacture des Flandres à Roubaix où est reconstitué un formidable zoom sur l’histoire du textile retraçant la productivité exponentielle des machines. Elle rend compte de l’amélioration des conditions de travail des ouvriers tout autant que de la modernisation cause du chômage technique qui a grignoté la masse salariale jusqu’à la réduire à une peau de chagrin. Le lieu est incroyable: dans une ancienne usine, tous les métiers de toutes les générations de machines qui se sont succédé depuis le Moyen-Age sont représentés, témoins des progrès vertigineux de l’industrie. La visite se fait avec un guide, sur rendez-vous, l’accueil et la maîtrise de son sujet par le personnel du musée vaut largement le détour.

Cap sur la jeune création, toujours à Roubaix, avec le Marché des Modes, un salon bi-annuel organisé par Maisons de Mode. Ce label de jeunes créateurs promeut leur activité en facilitant leur accès à des boutiques, des ateliers, une modéliste et une équipe qui les aide à monter le projet. Visite guidée avec Lucy Wattel-Coll qui nous présente ses protégés et habitués, dont Le Colonel Moutarde. “Notre histoire est née d’une frustration” explique son fondateur, Rémi Duboquet: “J’étais invité à un mariage et je ne trouvais pas de noeud papillon à nouer qui ne soit pas noir. Ma compagne m’a mis au défi et je me suis mis à en coudre”. Trois ans après seulement, le Colonel Moutarde c’est aussi des caleçons, des bretelles, des pochettes, des boutons de manchette fabriqués dans la campagne Lilloise, et une boutique parisienne, rue Quincampoix, en grande partie grâce au soutient de Maisons de Mode.  “Quand j’ai su que j’étais pris à Maison des Modes, ça a été comme de recevoir le Graal. Marché des Modes nous permet de rencontrer nos clients.” La qualité de vie et l’aide à la création dont Rémi a bénéficié à Lille ne sont pas étrangers à ce succès. “Ici j’ai une voiture, un scooter, des mètres carrés, on est proche de la Belgique, de l’Angleterre et on peut faire 20 choses dans la journée.”

A Lille nous attend l’exposition Textifood au Musée d’Histoire Naturelle, dans le cadre de Lille 3000. Depuis 2006, cette exposition itinérante consacre l’innovation textile avec des matières alimentaires en mettant en lien des entreprises et des créateurs. Ainsi peut-on admirer une robe en feuille de bananier, en ananas et dentelle de soja (sublime robe bleue par Kristian Von Forselles), les transformations du collagène de poisson et du fil de lin (Morgane Baroghel-Crucq) et autres trouvailles plus incongrues dans des pièces rivalisant d’inventivité. Des innovations de plus en plus prises au sérieux par les grands noms de la mode, comme la maison Loro Piana du groupe LVMH, qui commercialise une veste pour homme en 100% Lotus (aux alentours de 5000 euros). Textifood, c’est aussi l’occasion de découvrir que 80% de la production mondiale de lin pousse en Flandres-Côte d’Opale et de rappeler que dans la région se trouve le Centre Européen des Textiles Innovants (CETI) situé à Tourcoing, dont la mission est depuis 2012 d’être un centre de recherche et de prodiguer des services pour les entreprises innovantes.

Le voyage s’achève à Caudry, autre berceau de la dentelle française, qui rassemble 7 entreprises pour 700 salariés. Depuis 2015, l’ancien label “dentelle de Calais” (datant de 1958) devient “dentelle de Calais-Caudry”, gage de qualité et garant d’un certain savoir-faire, d’une excellence, mais aussi et surtout destiné à différentier le travail des denteliers de la dentelle tricoté.

Dès l’après première guerre mondiale, Caudry centralise 80% de la fabrication de dentelle destinée à la fabrication de vêtements et 20% de la production destinée à la lingerie (les proportions s’inversent pour Calais). Il faut 20 ans pour apprendre le métier de tulliste, divisé en plusieurs étapes: créer le motif, percer les cartons jacquard, préparer les fils, préparer les rouleaux et préparer les bobines (compter 2 à 3 ans pour apprendre la préparation des fils et 7 ans pour savoir manipuler un métier Leavers). La maîtrise de ce savoir-faire garantit des possibilités infinies de création, en témoignent les robes surréalistes du créateur Franck Riboud, qui vend ses créations directement à des particuliers. Le musée de Caudry favorise la rencontre entre des écoles de style qui créent des collections en partenariat avec le musée. Les élu(e)s se voient décerner le prix Dior et défilent avec leur collection pendant la Fashion Week parisienne, à l’instar de Gioia Seghers.

Contrairement à Calais, à Caudry 80% de la production de dentelle est destinée à l’exportation et à la haute couture, la spécialité “locale” étant la dentelle ennoblie. Les denteliers de Caudry procurent de la dentelle à des maisons comme Chanel, Ungaro, Alexander McQueen (dont la célèbre robe portée par Kate Middleton le jour de son mariage) ainsi qu’au cinema. Dans Spectre, le dernier James Bond, Lea Seydoux et Monica Bellucci portent toutes les deux des robes confectionnées avec de la dentelle tissée à Caudry. Avant elles, Madonna s’en était fait l’ambassadrice. En 2014 le musée a mis à l’honneur les dentelles du film Gatsby avec Leonardo di Caprio et Carey Mulligan tandis qu’en 2015 c’était au tour de Christian Gasc, César 2013 des Meilleurs Costumes pour Les Adieux à la Reine, voyage immersif dans l’univers du film où le facteur rêve atteint son apogée.

Le voyage se termine sur la visite du showroom de Jean Bracq, l’un des trois premiers denteliers de la région Flandres. Dans le showroom trône un portrait de Camille Cerf, Miss France 2015, qui le soir de son élection portait une robe en dentelle de Calais-Caudry issue des ateliers de la maison. Dans l’un d’entre eux on découvre 33 métiers, 8 tonnes chacun, nécessitant la présence de 4 personnes pour 3 métiers en deux huit et qui produisent 100 m2 de dentelle par jour. Certains métiers viennent de Lyon, où la production de dentelle est désormais arrêtée, sauvés de la destruction par les denteliers de Calais et de Caudry principalement dans un souci de conservation du patrimoine. Trouver quelqu’un qui possède encore les compétences pour les manoeuvrer et puisse transmettre ce savoir a été une gageure. La cinquième génération de la famille Bracq à travailler dans l’entreprise familiale met l’accent sur l’innovation: 80 000 euros d’investissement par métier pour informatiser la production. Malgré tout, la fabrication d’un nouveau motif de dentelle nécessite 6 à 8 semaines. Acheteurs, à vos plannings.

Visuels © Araso

Plus d’informations: www.tourisme-nordpasdecalais.fr

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Araso

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