Images de monstres
Sphinx, gargouilles, vampires, zombies, aliens, mutants … toutes ces représentations ont traversé les siècles, ont muté pour arriver jusqu’à nous, hommes “civilisés” d’un XXIème ; débarrassé, en apparence, de ses croyances et superstitions, l’homme ne l’est assurément pas de ses angoisses, dont la première est peut-être bien de saisir ce qu’il est.
L’une des premières images de représentation humaine d’un hybride “qui fait peur” est celle du sphinx égyptien (bouh !). Divinité anthropomorphe mi homme, mi félin ? Le mystère demeure. Mais il est certain que ce monstre fut créé par d’antiques Égyptiens dont l’art symbolique était considéré par Hegel comme l’une des toutes premières tentatives de dialogue avec l’au-delà, “un langage muet à destination des esprits” comme il l’exprime dans ses Cours d’Esthétiques. Les pyramides en sont l’exemple parfait, ces points de passage mortuaire, cette étape du monde corporel à celui de l’âme. Quel sens donner à la vie, à la mort, à l’après mort ? Au fond, la question semble s’ancrer dans une définition de l’homme et du sens qu’il donne à sa vie.
Le monde gréco-romain va un peu plus loin et considérait le monstre comme une sorte de punition divine envoyée aux hommes. Si les monstres existent dans la mythologie et la littérature, à travers les images de sphinx grec, de minotaure ou autres hybrides animalo-humains, c’est bien que les dieux existent puisqu’ils sont la cause de ces “monstres-châtiments”. Le Moyen-âge chrétien ne dira pas autre chose. Le monstre est la punition divine pour laver les pêchés des hommes. Au bûcher ce qui diffère, au bûcher les enfants nés siamois, au bûcher les sorcières rousses dont les cheveux sont le symbole des flammes de l’enfer.
Le monstre est ainsi ce qui valide l’existence des dieux tout en étant dans le même temps une question, celle de la définition de l’homme. Mais, on le voit bien, ces deux voies se rejoignent. L’homme est il une créature de Dieu ? Sinon que sommes-nous ? Un animal ? Sans doute un peu plus qu’un animal, mais pas tout à fait différent non plus.
Le monstre, frontière de la norme
De l’hybride anthropomorphe au monstre moral : Gilles de Rais, cardinal et compagnon de Jeanne d’Arc qui, des années plus tard, deviendra le monstre moral absolu en étant condamné au bûcher, en 1440, pour viol, dépeçage et meurtres d’enfants, est la figure monstrueuse à visage humain. Loin de l’hybride, il est la face cachée de l’homme que ce dernier qualifie de monstre et qui, de facto, est exclue du monde humain. On lui refuse alors l’humanité qu’il possède inévitablement. Ce type de monstre marque une certaine évolution dans la conception du monstre, celui du monstre à visage humain. Semblable à nous, il pourrait être un voisin, un collègue, un ami et même un héros admiré de tous comme l’était le Cardinal de Retz.
Le Marquis de Sade et ses mœurs dites déviantes, les criminels et meurtriers de manière générale, et peut-être même Louis XVI, exclu de la norme des hommes en se plaçant au dessus des lois, furent considérés en leur temps comme des figures d’hommes monstrueux (en fait plus hors-norme que monstres).
Dans un cours donné au Collège de France sur les anormaux, Michel Foucault établit une généalogie du monstre jusqu’à l’anormal. Il définit, en gros, le premier comme ce qui diffère, ce qui est dissemblable, et dont la forme n’est pas celle de la norme. Du monstre physique ou artistique jusqu’au au monstre possédé par le diable, puis moral. Les actions monstrueuses prennent alors le pas sur le monstre en tant que tel. Le philosophe conduit ensuite ses réflexions jusqu’à l’anormal qu’il s’agit de corriger (au sens de changer) par l’analyse médicale dans les sociétés de contrôle post révolution française. Pour le dire vite, le monstre pourrait être l’ancêtre de l’anormal, du fou, du déviant, du marginal. Les asiles et prisons les successeurs du bûcher. Le monstre comme l’anormal est la frontière de ce que l’homme considère être.
Peu importe en vérité que le monstre soit physique, moral, imaginaire, artistique ou bien réel… l’important est qu’il est image. Image de ce que l’homme croit ne pas être (en cela il marque les contours d’une définition de l’homme), image de ses peurs, de ce qu’il ne veut pas être. Le monstre ne vient-il pas du latin “mostrare” qui signifie “montrer” ?
Au final, le monstre n’est peut être qu’un signe, base de la philosophie, celui de ce que l’homme croit être ou ne pas être. Il est la base du discours que les hommes tiennent sur eux-mêmes. Le monstre est définition, vision du mal ou de l’anormal. Il est la nature crasse de l’homme dit civilisé. Mais sa nature tout de même.
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