Théâtre
“White Dog”: quand l’esthétique des Anges fait armes égales avec les plus grands auteurs

“White Dog”: quand l’esthétique des Anges fait armes égales avec les plus grands auteurs

22 September 2017 | PAR Mathieu Dochtermann

Compagnie fil rouge de l’édition 2015 du Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes, les Anges au Plafond sont revenus avec la presque-première de leur dernière création, White Dog, d’après Chien blanc de Romain Gary. D’un matériau littéraire tragiquement actuel, les Anges fouillent et pétrissent la matière sensible pour la marier avec leur génie du papier pris comme matériau de jeu. On est là face à une oeuvre de la maturité: en ce spectacle se cristallisent l’expérience de tous les précédents, pour aboutir à une oeuvre violente, poétique, esthétique, et infiniment tendre avec l’humain. Une expérience de théâtre qui se savoure.

[rating=5]

Les Anges au Plafond bouclent avec White Dog leur second diptyque: le premier, centré autour du personnage de Camille Claudel, intime et charnel, se déclinait avec Les mains de Camille et Du rêve que fut ma vie (chroniqué ici); celui-ci, entamé avec le foisonnant R.A.G.E. (chroniqué ici), s’achève en apothéose avec cette nouvelle création.

Avoir choisi Chien blanc, ce roman partiellement autobiographique qui tire son nom d’une expression étatsunienne – le fameux “white dog” – forgée pour désigner un chien dressé pour attaquer spécifiquement les descendants d’africains, c’était faire un pas vers le politique, mais c’était aussi approfondir la singulière traversée entreprise au travers de la vie et de l’oeuvre de Romain Gary, après avoir exploré La promesse de l’aube dans R.A.G.E. Il faut un talent énorme pour se confronter à un matériau littéraire de cette puissance et ne pas se faire dévorer par lui. Mais les Anges au Plafond se montrent à la hauteur de la tâche, et montrent, dans leur maîtrise de cette adaptation, toute l’ampleur de leur maturité artistique.

D’emblée, ce spectacle est beau. La beauté vient d’abord par l’œil. Les marionnettes sont extrêmement réussies, avec des effets de costumes inachevés pour les marionnettes figurant les protagonistes humains, en partie portées à même le corps des comédiens-marionnettistes. La marionnette de Batka surtout, le Chien blanc, est superbe, avec d’ingénieuses capacités de métamorphose et une texture surprenante, qui donne vie à la lumière qui l’accroche. Le décor est dépouillé, et s’habillera des pages écrites par Romain Gary, pages imprimées ou pages projetées sur du papier-écran, jusqu’à la saturation visuelle figurant le chaos autant que la claustration qui montent lentement à mesure du spectacle. La mise en lumière est juste et efficace. La beauté vient aussi par l’oreille et est celle du texte, aussi bien des emprunts faits directement à Romain Gary que des éléments ajoutés par les Anges. Les mots frappent fort et juste. Enfin, elle passe, et peut-être est-ce là le plus important par le cœur, tour-à-tour soulevé, chahuté, transporté par les soubresauts d’une histoire qui entremêle des thématiques et des émotions complexes et parfois ambivalents.

D’emblée, aussi, ce spectacle est vibrant, d’une intensité dramatique jamais démentie, parfois relâchée à dessein pour offrir des temps de respiration, souvent par l’humour, pour être aussitôt reprise, sans le moindre flottement, avec une netteté d’intention qui rivalise avec les plus belles mises en scène des théâtres de comédiens. Les interprètes sont tous excellents, avec une mention particulière à Brice Berthoud, dont le double talent se confirme ici avec éclat: comme acteur, avec une justesse, une engagement, une clarté qui forcent l’admiration; comme manipulateur, avec une animation fluide et inspirée, particulièrement sensible lorsqu’il s’empare de la marionnette de Batka – à moins qu’au contraire le chien ne le possède? La mise en scène et la scénographie sont admirables, et le jeu avec et dans la salle nous semble plus abouti, et plus précis dans l’intention, qu’il ne l’était dans R.A.G.E. La batterie, qui vient appuyer en direct le spectacle, et qui lui impulse un rythme précis et souvent déchaîné, fait partie intégrante du jeu, avec un musicien à la fois talentueux et férocement engagé dans ce qui se joue sur scène.

D’emblée, encore, ce spectacle est violent, d’une violence qui s’incarne aussi bien à un niveau intime que politique, à un niveau symbolique que physique. Chien blanc est un roman tiraillé entre des déchirements multiples, ceux du couple Gary-Seberg, ceux de la société américaine au plus fort du mouvement des civil rights et du combat décolonisateur des Black Panthers avec la guerre du Vietnam en toile de fond, ceux plus intimes d’un Gary confronté à cet animal auquel il est attaché et qu’il découvre dressé pour le Mal. White Dog retrouve ces thématiques, dans les mots du roman comme dans ses dialogues propres, et les déploie dans de nouveaux espaces, visuels, corporels, allégoriques. Mais ce n’est pas tant quand les roulements de batterie déchirent l’air et que la marionnette de Batka montre ses crocs qu’on est le plus terrifié, que quand l’hideuse haine que des êtres humains peuvent vouer à d’autres êtres humains suinte finalement des personnages qui, en dénaturant le chien, s’abaissent eux-mêmes au rang le plus vil.

Dans tout cela, on se doute, se retrouve filée, par d’autres moyens que dans R.A.G.E., la question du double et de la confusion: que faire de la part d’animalité que nous portons tous en nous, et vers où nous tire-t-elle? qui est finalement le plus bestial, de l’homme ou de l’animal? Gary et Batka sont-ils le miroir l’un de l’autre? Nul art, mieux que celui de la marionnette, ne peut représenter ces questionnements essentiels.

Tout, dans ce spectacle, tient au reste avec une solidité à toute épreuve, rien ne détonne, aucune fausse note. C’est une oeuvre de maturité au sens qu’elle est parfaitement aboutie: poème visuel, régal des oreilles comme de l’esprit, propos intelligent en même temps que récit intime et émouvant, les Anges semblent tenir là, réunis dans leur main, les fils dont on tisse le plus beau tissu dramaturgique, et ils ont la vertigineuse générosité de nous en faire cadeau.

Et un cadeau, cela ne se refuse pas.

Le spectacle entame une tournée très complète dont la première étape est genevoise à partir du 5 octobre. Le calendrier des autres dates peut se trouver ici… et il ne comporte aucun spectacle qui ne vaille pas mille fois le détour.

 

D’après le roman Chien Blanc de Romain Gary (Editions Gallimard)
Avec : Brice Berthoud, Arnaud Biscay, Yvan Bernardet, et Tadié Tuené
Mise en scène : Camille Trouvé assistée de Jonas Coutancier
Adaptation : Brice Berthoud et Camille Trouvé
Dramaturgie : Saskia Berthod
Marionnettes : Camille Trouvé, Amélie Madeline et Emmanuelle Lhermie
Scénographie : Brice Berthoud assisté de Margot Chamberlin
Musique : Arnaud Biscay
Création sonore : Antoine Garry et Emmanuel Trouvé
Création lumière : Nicolas Lamatière
Création image : Marie Girardin et Jonas Coutancier
Création costume : Séverine Thiébault
Mécanismes de scène : Magali Rousseau
Construction du décor : Les Ateliers de la MCB
Visuels: © Vincent Muteau

Infos pratiques

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Bastien Stisi
Journaliste musique. Contact : [email protected] / www.twitter.com/BastienStisi

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