Théâtre
Un opéra de quat’sous contemporain à la Comédie Française

Un opéra de quat’sous contemporain à la Comédie Française

10 April 2011 | PAR Yaël Hirsch

Jusqu’au 19 juillet Laurent Pelly met en scène l’opéra culte de Bertolt Brecht et Kurt Weill (1928) à la Comédie Française. Toute en Français, chansons comprises, cette version vraiment géniale de l’Opéra de quat’sous joue malicieusement  avec la distanciation pour rendre la cour des miracles d’Entre-deux-Guerre extrêmement contemporaine. Une entrée au répertoire qui s’avère être un très grand moment de théâtre.

 

Inspiré par l'”Opéra des gueux” de John Gay (1728), Bethold Brecht et Kurt Weill ont immortalisé les troubles sociaux de la République de Weimar en les transposant à Londres. Le héros de cet opéra par et pour les “pauvres” est Mackie Messer (Formidable Thierry Hancisse), un grand bandit protégé par ses rapports d’amitiés avec son camarade de front, le chef de la police de Londres (Laurent Natrella). Mais, à la veille du mariage royal, Mackie séduit en secret la fille du chef des mendiants de la ville, le redouté Jonathan Peachum (charismatique Bruno Raffaelli). Ce dernier jure de mener Mackie à l’échafaud et a suffisamment d’influence pour y parvenir. La jolie et vive Polly Peachum (surprenante Léonie Simaga) a beau vouloir protéger son fiancé et même reprendre ses affaires pour qu’il se mette au vert, Mackie ne peut chasser son naturel et se rend dans son bordel préféré où la mélancolique et amoureuse Jenny (exceptionnelle Sylvia Bergé) accepte de le dénoncer.

Les grands espaces et déplacements que nécessitent la scénographie de pierre et de macadam imaginée par Chantal Thomas conservent toute la violence de la fable de Brecht et Weill et l’actualisent. Les comédiens déplaçant eux-mêmes les murs du décor, en près de 4 heures, le public n’a pas une minute pour se reposer ou s’ennuyer. Avec autant de modestie que de génie, Laurent Pelly réussit son pari : “Brecht voulait parler de notre temps, c’est de notre temps qu’il nous faut parler”. Avec grand respect, le metteur en scène suit à la lettre Brecht sur toutes les pistes qu’il a initiées. Toujours léger, même dans le “glauque”, il joue l’art de la nuance sans jamais perdre son public. Pelly retient ainsi à la fois la géniale réflexion sur la lutte des classes, notamment en temps de crise financière, simplement en mettant les mots de Mackie en valeur. De même quelques cartons bien posés rappellent  -sans marteler – la fameuse théorie de la distanciation de Brecht ; ils permettent quelques libertés avec la catharsis, donnant conscience des ficelles du show au public, sans jamais totalement désenchanter le spectacle.  Enfin, donnant un tour très “opéra baroque” aux premières notes de l’ouverture, Pelly puise dans sa science de metteur en scène lyrique pour rappeler avec plaisir que l’Opéra de quat’sous a été créé comme “un opéra à l’envers”. Le jeu exceptionnel des comédiens, qui s’en donnent à cœur joie,  constitue le puissant socle qui tient ensemble la subtilité de ces éléments dispersés. Or, parmi les comédiens, la seule à avoir véritablement une belle voix est Léonie Simaga : dans le grand rôle de Polly, elle est époustouflante : belle, virevoltante, et très émouvante dans ses trilles. Mais comme le rappelle Pelly “L’Opéra de Quat’sous n’a pas été écrit par des chanteurs lyriques, ni par Brecht ni par Kurt Weill. La pièce est destinée à des acteurs qui chantent”. C’est bien un moment de théâtre chanté que propose la Comédie Française, et l’on accepte tout à fait que Thierry Hancisse parle plus qu’il ne chante le fameux Morität de Mackie… Mieux, quand la foudroyante Sylvia Bergé, exhalant par son œil et son costume dénudé à la Nan Goldin toute la tristesse d’une prostituée désenchantée, laisse chanter sa voix gutturale, l’on retrouve toute la beauté fragile et cassée de la voix de Lotte Lenya.

Un très très grand spectacle, où le public vibre du début à la fin avec  cette cour des miracles dont les problématiques lui sont extrêmement proche. Visuellement époustouflant, cet “Opéra de quat’sous” a aussi la vertu toute brechtienne de  faire réfléchir aux asséchements de individualisme d’aujourd’hui. Un individualisme libéral triomphant qui pourrait parfois faire oublier combien les classes existent encore.

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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