
Tristesse animal noir, la pièce incendiaire d’Anja Hilling montée par Nordey allume la mèche
La dramaturge allemande Anja Hilling (déjà découverte à la Colline avec Bulbus) livre avec « Tristesse animal noir » une pièce coup de poing dans laquelle six personnages pris au piège d’un feu de forêt qu’ils ont eux-mêmes provoqué sont mis face à la tragique disparition des uns et à la reconstruction post-catastrophe des survivants incapables d’atténuer leur traumatisme. Stanislas Nordey réalise un travail exigent, approprié dans la forme fortement signifiante, mais inégal qui ne trouve pas pleinement l’état d’urgence et l’émotion brute à restituer d’un texte qui terrasse tant l’écriture emporte tout.
Ils sont quatre hommes et deux femmes, trois couples dont un avec enfant, six amis, des quadras bobos qui lors d’une journée caniculaire partent en minibus Volkswagen pour faire un pique-nique en pleine nature et finissent par passer la nuit au grand air. La forêt flambe. Le feu détruit tout, la nature et les êtres à l’intérieur d’eux-mêmes. D’une conversation badine, la pièce glisse alors vers le drame et se fait l‘auscultation intime et frappante de l’état psychique fébrile des protagonistes au moment de mobiliser leur force pour s’en sortir. Elle décrit aussi l’après-coup à l’heure de tenter de recomposer sa vie, de penser les cassures irrémédiables, de faire le constat effrayant de ce qu’il restera et de ce qui est perdu à jamais. Les rescapés ont-ils échappé au pire ? Finalement non semble dire de manière poignante la pièce qui les présente anéantis et solitaires, rongés et happés par le malheur, la perte, le deuil, la culpabilité ou le déni mais devant avancer.
La pièce très singulière d’Anja Hilling est longue et ardue, mais d’une force percutante rare, très bien écrite, avec une langue d’une poésie sensible, épidermique même et puissamment évocatrice. Apparemment impossible à représenter sur scène, elle est donc un défi passionnant à mettre en scène et de nombreuses propositions dans la mise en scène de Stanislas Nordey convainquent. La manière dont les vastes et essentielles didascalies sont prises en charge tout comme les partis pris d’une belle scénographie d’inspiration plastique (signée Emmanuel Clolus) privilégient la suggestion à la monstration avec des éléments réalistes imbriqués dans une succession d’œuvres en soi ou d’installations de plus en plus abstraites qui offrent de belles et poignantes images comme celles d’un tapis d’ampoules électriques qui renvoie à la forêt incendiée ou d’une pluie de cendre pour évoquer la calcination des corps.
Même si la mise à ébullition est lente et l’énergie à faire corps avec le verbe fluctuante, la représentation s’embrase grâce à des acteurs qui épatent davantage dans les moments narratifs que dans les dialogues de la dernière partie. Ils sont parfaitement rompus à l’esthétique hiératique et à la déclamation frontale de Nordey, une forme toujours aussi pertinente mais désormais un peu trop systématique et c’est dommage. Des moments de fulgurance déchirent et contrecarrent quelques tunnels d’essoufflement. Nordey tient à distance l’émotion et c’est très fort car il évite heureusement toute vaine et facile tentation larmoyante que peut susciter le récit d’une telle catastrophe, pour autant il bride et rend monocorde parfois excessivement ce qui doit provoquer un choc émotionnel.
Crédit Photo : Elisabeth Carecchio