Théâtre
Trajectoires 2023, le festival de théâtre de Carros et de tout le département.

Trajectoires 2023, le festival de théâtre de Carros et de tout le département.

12 February 2023 | PAR David Rofé-Sarfati

Depuis la ville de Carros, le festival Trajectoires fédère depuis trois ans autour de son initiateur Pierre Caussin (photo) les principaux théâtres et opérateurs culturels du département des Alpes-Maritimes. L’édition 2023 se termine sur un bilan tout à fait positif. 

Impulsé en janvier 2019, Trajectoires interroge notre rapport au monde. A l’échelle du département des Alpes-Maritimes, la coopération et la structuration entre les partenaires culturels sont des enjeux majeurs du festival. Proposant une programmation artistique contemporaine exigeante, Trajectoires dispose d’une communication globale et mutualisée  permettant une couverture optimale de la manifestation, visible à l’échelle régionale et nationale.

La ville de Carros est une ville singulière. Elle a connu une immigration italienne durant la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, liée au développement des cultures maraîchères. À partir de 1968, une zone industrielle est aménagée sur la rive droite du Var et les années 1970 voient naître sur la commune une ville nouvelle. Dès lors, la commune de Carros, totalisant aujourd’hui plus de 10 000 habitants, s’organise autour de trois centres : Carros-village, centre historique autour de son château ; Carros-les-Plans, cœur agricole et horticole devenu largement résidentiel ; et Carros-ville, centre urbain. Son ancienne gouvernance communiste a installé à la mairie et dans le tissu social une appétence vertueuse pour la culture. Il y avait une évidence à voir s’implanter là le festival Trajectoires initié et piloté par le dynamique Pierre Caussin. Trajectoires,  c’est durant cinq semaines : 15 spectacles, des propositions de débats, des rencontres professionnelles et une programmation de grands créateurs contemporains.

La programmation fut cette année de très haut niveau. On citera entre autres La loi du corps noir de Juttner, une représentation sous forme de master class par Jérôme Bel ou encore les deux Opus  de Léo Cohen Paperman  : Génération Mitterrand et La vie et la mort de Jacques Chirac, roi des Français. 

On est, en revanche, dubitatif sur une proposition de promenade – qui ne fait pas à proprement parler partie du Festival  et qui a été réactivée à l’occasion du Festival pour la RIDA [Rencontres interrégionales et internationales de diffusion artistique] organisée par l’ONDA les 9 et 10/02  – dans la ville construite à partir de la collecte par des adolescents de la parole crue d’inconnus. (Il aurait fallu certainement s’inspirer du formidable travail  de transformation et de synthèse des collectes imaginé par Nicolas Bonneau). A notre époque des tapages populistes anti-élite de certains députés ou des émissions de TV où l’on confond émotion avec raisonnement,  élaboration avec réflexe, dans cet air du temps des réseaux sociaux où n’importe-qui acclamé pour cela, énonce n’importe-quoi sous prétexte d’authenticité ou de spontanéité, on s’étonne que le festival ajoute de la voix à ce bruit pulsionnel et organique qui envahit l’espace. 

Hors cette étrangeté, le festival et sa volonté de coopération territoriale sont en ordre de marche dans l’excellence. Citons l’exemple de J’ai trop d’amis de David Lescot, présenté l’année dernière au Forum Jacques Prévert et qui apparait dans l’édition 2023  programmé dans 3 salles différentes (TNN / Scène 55 – Mougins / Théâtre de la Licorne – Cannes).

Et puis, le festival fut l’occasion de découvrir la pièce de Félicien Juttner, La loi du corps noir, un chef d’oeuvre présenté au Théâtre National de Nice. 

L’ancien bâtiment du Théâtre National de Nice n’est plus. Beaucoup le trouvait disgracieux et sa mise aux normes aurait été un non-sens financier ; il fut détruit au profit de la coulée verte. Il est remplacé par la salle du couvent des Franciscains. Cet édifice patrimonial majeur de l’histoire de Nice  a vu le jour au XIIIe siècle et a connu une vie mouvementée. Désacralisé lors de la Révolution, il est devenu tour à tour écurie, appartements, boîte de nuit, cinéma et bâtiment des services municipaux. Il retrouve ainsi,  depuis avril 2022, toute sa superbe en devenant la « petite » salle (300 places) du Théâtre National de Nice. Fruit d’un gigantesque chantier de réhabilitation, la Salle des Franciscains, située en plein centre-ville près de la zone piétonne des restaurants et vendeurs de Socca, est dotée de tous les équipements les plus récents pour la pratique du spectacle vivant.  La salle se double de la grande salle dite La Cuisine située quant à elle à l’ouest de la ville, au contact du nouveau quartier en expansion “Nice-Méridia”.

Nous avons découvert donc aux Franciscains La loi du corps noir,  une tragédie à suspense où une enquête policière se combine à une enquête sociale.  La scénographie imaginée par Marie Hervé est merveilleuse. Elle façonne dans une esthétique épatante : le caché, le dissimulé et le dévoilé. Nous naviguons d’un lieu à l’autre grâce à une mise en scène qui permet de zoomer sur les personnages. On se régale. 

Un pièce sociologique, policière, psychologique. 

La pièce raconte un fait divers : un élève a mis le feu à la bibliothèque. Presque banal, car tous les jours, un élève quelque part, dans un établissement scolaire fait une bêtise…Une bêtise plus ou moins grosse, plus ou moins grave… La pièce nous pose la question :  A quelle moment « la bêtise » passe du statut de bêtise à celui de premier acte de délinquance ? Et si tout bouc-émissaire venait nous empêcher de nous poser des questions plus fondamentales ? Si le fait divers faisait diversion?

Un commissaire va mener l’enquête pour savoir si le coupable est par préférence policière un lascar ou au contraire un jeune timide dyspraxique. Le flic, c’est Erwan Daouphars. Le comédien est formidable. La pièce doit beaucoup à sa prestation. ll est notre représentant sur scène, un explorateur, un deus ex machina, un ami, un ennemi ;  il est la loi.  Nous allons aussi découvrir deux mères, et deux façons de l’être. Muriel Mayette-Holtz, directrice du TNN, invente une mère féroce, sadisante, une mère qui a choisi son fils, pour toujours.  Elle impressionne d’authenticité. Anne Loiret sera la deuxième mère, une mère alternative, tantôt investie, souvent agacée. L’actrice est lumineuse d’équivoque.  Alexandre Diot-Tchéou et Simon Jacquard finissent de constituer l’excellence de la partition,

Une pièce psychanalytique 

La loi du corps noir diffuse avec une finesse rare un propos psychanalytique. Ces deux mères sont deux fantasmes, deux contingences, deux variantes d’un même imaginaire. Le flic parfois se place à l’endroit laissé vide par le père. Ce que Juttner a le mieux saisi tient à ce que les deux ados sont des fils. Pyromane ou pas, nous sommes tous des fils, pour toujours, même face à la loi d’un père absent. 

L’expérience spectateur réside dans cet empilement de strates de compréhension ou de non-compréhension. Le théâtre de Juttner restitue nos scènes intérieures et intimes. Son génie et son talent se constituent de cette restitution. Le plaisir sera complet ou du moins presque car Juttner le sait, la complétude n’est pas de ce monde. Il faudra réfléchir longtemps encore après le baisser de rideau et les applaudissements nourris. Une pièce brillante qui ne laisse pas indemne.

 

 

Crédit Photo Sophie Boulet

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David Rofé-Sarfati
David Rofé-Sarfati est Psychanalyste, membre praticien d'Espace Analytique. Il se passionne pour le théâtre et anime un collectif de psychanalystes autour de l'art dramatique www.LautreScene.org. Il est membre de l'APCTMD, association de la Critique, collège Théâtre.

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