Marionnette
Au festival de Casteliers, la marionnette comme révélateur des questions de société

Au festival de Casteliers, la marionnette comme révélateur des questions de société

05 March 2023 | PAR Mathieu Dochtermann

Au quatrième jour du festival de Casteliers de Montréal, en plus d’une séance de projection de courts métrages par ou avec des marionnettistes, trois spectacles à l’affiche, dans des styles bien différents, confirmant que la programmation ose faire des grands écarts assez vertigineux pour mieux montrer l’étendue des possibles. Le très expérimental Seuils, le très robotisé Simple Machines, le très show anglo-saxon The King Stinks, il y avait de quoi faire et de quoi voyager.

Simple Machines : le robot est un danseur (presque) comme les autres

Est-ce exactement de la marionnette ? Au final, peu importe, si la proposition fait spectacle, et qu’elle le fait bien. Ugo Dehaes (compagnie Kwaadbloed), chorégraphe, est parti de l’idée de faire danser des robots, et aboutit à cette curieuse proposition où il réunit une petite communauté de spectateurs autour d’une table pour leur montrer ses bidouillages. Ses machines ne portent pas de personnages, mais elles sont partie intégrante d’une fable assez invraisemblable mais néanmoins amusante, par laquelle l’artiste justifie ses expérimentations : la recherche de la rentabilité maximale pour ses spectacles l’a poussé à imiter Amazon et à robotiser un maximum de fonctions au sein de la compagnie.

Sur la table, donc, se succèdent des robots de plus en plus sophistiqués… même s’ils n’étonnent pas beaucoup, dans la mesure où on a vu sinon leurs jumeaux du moins leurs cousins, déjà, ailleurs. Une tentative est faite de leur donner un peu de “chair”, à un sens très organique, en expliquant qu’il est possible d’en faire l’élevage, et en couvrant les articulations métalliques, les batteries et autres servomoteurs de fausse chair en silicone, donnant lieu à la monstration de quelques cocons flageolant pas très ragoûtants, qui évoqueraient de lointaines images de Giger. Cela fait grimacer autour de la table, mais ce n’est pas le passage le plus intéressant du spectacle : c’est amusant, mais cela ne fait pas beaucoup de sens et cela n’est pas tenu jusqu’au bout.

Ce qui est intéressant en réalité – mais est-ce une surprise ? – c’est l’humain qui transparaît au travers du robot. Les machines intéressent quand il s’agit d’alimenter l’histoire du narrateur. Elles émeuvent quand leur mouvement devient soudain poétique parce qu’on le sait programmé par la main d’un enfant, ou parce qu’il reçoit un titre évocateur et que, soudain, le mouvement d’un bras motorisé parle de nous. L’utilisation de robots, en elle-même, est intéressante parce qu’elle permet de penser des choses très humaines : qu’est-ce que le travail, qu’est-ce que l’art, qu’est-ce qu’il reste du geste chorégraphique quand il n’y a plus d’humain en scène ? Ou, plus politique : à quoi le capitalisme techno-centré nous fait-il graduellement adhérer malgré nous ?

Ainsi, ce Simple Machines vaut avant tout par son interprète humain, c’est son discours qui lui donne sa vraie chair et son intérêt. De ce fait, la fin du spectacle, notre sens, ne fonctionne pas : le ballet préprogrammé d’une forêt de bras robotiques, malgré la prouesse de construction et de codage qu’il constitue, ne suscite qu’un intérêt mitigé, et une émotion quasi nulle, justement car le facteur humain y manque. Et c’est en soi un enseignement bien passionnant.

Reste que ces machines semi-autonomes que l’on peut tripoter – ou qui viennent vous atterrir presque sur les genoux – sont amusantes, et constituent des prototypes assez fascinants, qu’on a plaisir à découvrir. Mais la proposition vaut surtout le détour pour l’humour au second degré d’Ugo Dehaes, et pour les réflexions qu’elle peut susciter.

The King Stinks : show politique pour nord-américains intranquilles

Il est une habitude dans les salles de spectacles à Montréal qui est propre à étonner un. spectateur.rice européen.ne, en plus des remerciements aux sponsors privés : la reconnaissance du fait que le lieu de représentation se situe sur des terres ancestrales des Premières Nations, non librement cédées. Un.e citoyen.ne européen.ne n’y penserait pas, car cela n’est un sujet qu’à certains endroits limités sur le Vieux Continent, et qu’il ne s’agit chez nous pas tant de colonisation que d’auto-détermination, mais le sens de ce rituel est immédiatement évident pour un.e citoyen.ne canadien.ne. Et The King Stinks de la compagnie Surreal SoReal Theatre, joué pour l’instant en anglais, vient très exactement travailler à cet endroit, une matière politique et sociétale très localisée, un show qui touche les nord-américains à un endroit qui leur est plus particulièrement sensible.

Il s’agit de politique. Et de spectacle médiatique. De la politique-spectacle. Du grand show permanent où tout va toujours trop vite, où tout entre en collision dans une bouillie illisible, où tout se pense en fonction de la communication. Dans la belle démocratie du Greatland, la nation Hun n’a jamais été traitée à égal, la nécessaire réconciliation n’a jamais été tentée. Avant la récession économique et la crise écologique, c’est la grande préoccupation du nouveau président, dont l’épouse est de descendance Hun et le fils est métis : réussir la Grande Réconciliation, sans quoi la société du Greatland ne saurait relever aucun autre des défis qui l’attendent.

Outre le couple présidentiel et son rejeton, toute une galerie de personnages sont convoqués, depuis les membres du service de sécurité de la Pubis House – c’est la version locale de la Maison Blanche – et du cabinet, jusqu’à une rappeuse Hun et une présentatrice de talk-show d’ultra-droite à la Fox News. Une armada de personnages pour la plupart portés par de simples têtes de muppet, même s’il y a quelques exceptions : le fils du président est un jouet en forme de figurine, le chef des Huns une (fausse) plante en pot, les membres du secret service incarnés en jeu d’acteur…

La maestria des deux interprètes est bluffante. Les scènes s’enchaînent à un rythme effréné – tout à fait à dessein, puisqu’il s’agit de représenter l’emballement de la politique au temps de l’instantanéité permanente et de la prise de décision dans la seconde – avec des transitions violemment annoncées par des lumières stroboscopiques : les deux interprètes, Jon Lachlan Stewart et Clara Prévost, doivent donc changer toutes les deux minutes de rôle, de voix, de physicalité, sans compter qu’il peuvent occasionnellement camper plusieurs personnages à la fois qui ont besoin d’interagir entre eux. Autant dire que la partition n’est pas simple, et ils s’en sortent tous les deux brillamment : les ruptures sont rapides et nettes, les personnages immédiatement reconnaissables, les situations toujours claires – pour autant qu’on maîtrise la langue de Shakespeare –, les dialogues fusent avec justesse.

Du point de vue de la manipulation, ce n’est pas parce que les marionnettes sont généralement réduites à des têtes que le niveau de difficulté n’est pas élevé. Il faut justement réussir à s’effacer derrière elles, à leur donner entièrement corps : les deux comédiens-marionnettistes s’acquittent de cette tâche avec beaucoup de réussite, et, que l’on ait affaire au médecin suisse ou à la ministre de la Culture, les personnages ont une véritable épaisseur. Il y a peut-être quelques micro décrochages quand les marionnettes sont parfois brièvement présentées de dos, et la manipulation de la figurine de l’enfant est parfois un peu plus brouillonne du fait de sa taille et de sa prise à bout de bras, mais ce sont des détails qui ne gênent en rien la progression du spectacle.

Le ton est, de façon évidente, celui de l’humour, un humour noir et grinçant qui est celui de la satire politique sans concessions. On est en permanence entre le rire et la sidération devant l’énormité des enjeux qui se retrouvent massacrés par le traitement politico-médiatique. Le fond est sombre : si la question qui semble posée par le spectacle est bien “La démocratie peut-elle encore fonctionner ?”, la réponse n’est pas du tout évidente, et, à la sortie de ce show, on serait tenté de répondre par la négative. Les meilleures intentions se retrouvent balayées comme des fétus de paille, et l’enthousiasme des débuts dégénère inexorablement en guerre civile. Ce glissement inquiétant du rire à l’alarme caractérise The King Stinks, qui entend bien donner à réfléchir à son public.

Sur le fond, une partie des enjeux – confiscation des terres, réconciliation avec les peuples autochtones – échappera peut-être en partie à un public européen, encore que cela puisse évoquer de manière réflexive la question de la colonisation, même si elle se pose dans des termes légèrement différents. De même, le show médiatique autour des questions politiques n’est peut-être pas aussi exacerbé en Europe, même si le mal a largement franchi l’Atlantique. Il y a donc une petite barrière culturelle, mais pas insurmontable.

Peut-être l’endroit où la différence culturelle est la plus manifeste se situe dans l’écriture même du spectacle. D’abord, The King Stinks est vraiment conçu comme un show, au sens d’un objet posé devant le public, qu’il peut regarder mais auquel il n’est pas directement associé. Le zapping constant entre les scènes et les personnages, et la façon dont ces derniers sont traités, ne permet pas une forte empathie. Difficile de s’identifier au président, qui de toute façon finit sous une forme bien peu humaine, pas simple non plus de s’identifier au membre des forces spéciales avec son syndrome post-traumatique, même si sa réaction devant les événements ressemble sans doute le plus à celle que le public est supposé avoir. Et puis, dans une approche qui n’est pas sans faire penser à l’émission Groland, il y a une façon assez paillarde de replacer les métaphores à un niveau très anatomique : le président pue, son fils a besoin d’aller aux toilettes, ses proches collaborateurs vomissent, et la Grande Réconciliation se finit dans de grands jets de remontées gastriques. On aimera ou on n’aimera pas, mais on peut se demander c’est c’est bien utile au développement du propos.

On est là face à un show très écrit, redoutablement bien interprété, drôle et grinçant, dont on sent qu’il est alimenté par une réflexion riche et un travail approfondi auxquels la forme ne rend pas toujours justice. On aurait aimé avoir des façons de creuser plus loin le sujet, dont on a plutôt l’impression d’avoir effleuré la surface. Mais on ne peut pas nier qu’on a, néanmoins, passé une très bonne soirée.

 

GENERIQUE

SIMPLE MACHINES
Texte, mise en scène, interprétation, marionnettes et éclairage : Ugo Dehaes
Scénographie et musique : Wannes Deneer
Dramaturgie : Marie Peeters
Silicone : avec la collaboration de Rebecca Flores

THE KING STINKS
Texte : Jon Lachlan Stewart
Mise en scène : Olivier Morin
Scénographie : Diana Uribe
Interprétation : Jon Lachlan Stewart et Clara Prévost
Marionnettes : Angela Rassenti
Musique : Jon Lachlan Stewart
Éclairage : Claire Seyller
Assistance à la mise en scène dans la création originale : Marguerite Hudon
Direction technique dans la création originale : Marie Lépine

Photo : (c) Caroline Hayeur

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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