Jeune Public
“RIDE”, (ad)venir à la terre

“RIDE”, (ad)venir à la terre

01 June 2022 | PAR Mathieu Dochtermann

Au mois d’avril, Carine Gualdaroni (cie Juste Après) montrait sa dernière création, intitulée RIDE, au Théâtre Antoine Vitez (Ivry sur Seine). Une traversée muette mais chargée de sens, proposée au jeune public par la marionnettiste qui travaille ici avec la matière brute, sous forme de terre crue.

Cocon de matières, retour à la terre matricielle

A l’entrée du public dans un carré délimité par des murs de toile de lin tendue, le dispositif scénique de RIDE s’impose d’emblée avec force. Suivant une diagonale, un chemin fait de planches traverse l’espace. Sur le parcours, divers morceaux de terre crue, plus ou moins sèche, sont répartis tels les vestiges des poteries d’une civilisation ancienne. Dans un angle, au départ de cette ligne, le personnage féminin de la pièce est accroupie au-dessus d’un amas de brisures, qu’elle trie avec une attention méticuleuse. Le public prend place sur des coussins ou des petits bancs de bois de part et d’autre du parcours, dans une disposition bifrontale.

La matière est centrale dans cette proposition où elle constitue le centre de l’attention et le catalyseur de la relation. Terre, bois, tissu, rien d’autre n’est admis dans les costumes ou la scénographie. Toute marionnettiste qu’elle est, Carine Gualdaroni n’a pas employé ici de marionnettes, du moins pas au sens qu’on donne habituellement au mot. Le spectacle trouve son expression dans les métamorphoses du matériau terre : sèche et cassante ou toute crue à peine sortie de la barbotine, entière ou cassée, pulvérulente même lorsque d’infimes poussières sont prises dans la lumière des projecteur, elle compose les objets qui sont manipulés dans le spectacle, sortes de tuiles recourbées qui peuvent tenir sur leur tranche quand on les pose sur une surface plane.

C’est un univers plastique avec lequel on ressent une affinité immédiate, intuitive, comme venue du fond des âges, quelque chose de très doux, d’une couleur chaleureuse. Les formations sinueuses que l’interprète érige au fur et à mesure qu’elle pose ses tuiles, c’est aussi une métaphore du temps qui passe et qui laisse sa marque, comme une ride sur un visage.

Traverser l’espace pour cheminer ensemble

Cette matière inerte ne se charge de signification et d’émotion que parce que l’interprète l’investit en la manipulant. Avec des gestes lents mais chargés d’intention, la marionnettiste, muette, est comme l’officiante d’un rituel dont elle seule connaît le sens et le cérémonial. C’est la qualité de sa présence et sa concentration qui rivent d’abord les enfants en place. Sous ses mains, des paysages naissent, un chemin se crée, la matière se déplace, s’empile, s’agence, se déforme parfois.

Parce qu’il n’y a de rituel que partagé, elle invite bientôt, toujours sans une seule parole, les spectateurs à l’assister dans son office : en montrant l’exemple, puis en communiquant par le regard avec les enfants, elle les amène à comprendre comment l’aider, et les désigne un par un pour faire avancer les jalons de son parcours. Ride, en anglais, c’est un trajet ou un parcours, en voiture ou à dos de cheval.

Des signes s’inventent, une communication s’établit, une communauté d’intense attention et de joyeuse participation se met en place pour amener la cérémonie à son terme, quand la prêtresse, qui a enfin revêtu sa robe encroutée de terre séchée, s’efface dans l’angle opposé à celui où elle avait commencé. Entre-temps, elle est allée jusqu’à traverser une transformation physique elle-même, en s’oignant d’une barbotine qui lui a donné l’apparence d’une statue vivante. Ou alors, peut-être s’agit-il juste d’un être humain qui a terminé sa traversée ici-bas, et qui, le visage craquelé autour d’un sourire, l’œil fixé sur son œuvre accomplie, s’éclipse finalement dans les ombres ?

Un rituel qui imprime de douces traces

En tous cas, dans la demie heure écoulée, les enfants sont restés totalement fascinés par le spectacle auquel ils participaient, complètement tenus par l’enjeu de terminer à construire ce parcours-sculpture, chacune et chacun désireux d’y contribuer par la pose d’une tuile à l’endroit idoine.

En plus d’une grande douceur et d’une qualité de présence de l’interprète, RIDE est aidé par une mise en lumière dans des tons chauds, douce, qui crée d’efficaces points de focus sur le parcours en général, ou sur une station où se joue quelque chose d’important en particulier. Ce découpage de l’espace par la lumière, très typique du travail des marionnettistes, contribue bien à fixer l’attention du public.

En même temps, une bande son aussi exubérante que la scénographie est dépouillée crée des dimensions supplémentaires en reliant le rituel mis en scène à la nature. Bruits de forêt tropicale et d’animaux exotiques – pépiements d’oiseaux, feulements de félins – élargissent l’univers de la proposition visuelle en la connectant au vivant. Après tout, la terre-matière n’est-elle pas métonymie pour la Terre toute entière, elle-même corps de Gaïa, incarnation de la Vie ? Le son est spatialisé de façon à ce que les présences évoquées semblent occuper divers endroits de la salle, pour une immersion troublante de réalisme.

RIDE est un spectacle à la fois très doux et très fort. Il n’impose rien, n’explique rien, n’explicite pas ses enjeux en grosses lettres pour ses jeunes spectateurs. Au contraire, il leur fait confiance pour trouver leur chemin et sentir la proposition les traverser, sans jamais faire autre chose que de les inviter à entrer dans l’acte de co-construction, s’ils le désirent. En même temps, il propose un univers visuel très fort, et un sentiment très palpable que quelque chose de métaphysique affleure sous la surface de la proposition.

C’est un très beau cadeau à faire à de jeunes enfants, mais que leurs accompagnateurs, même s’ils ne mettront pas la main à la… terre, ne sont pas prêts d’oublier non plus.

GENERIQUE

CRÉATION COLLECTIVE AVEC
CONCEPTION et MISE EN SCENE – Carine Gualdaroni
INTERPRÉTATION – Alice Masson, en alternance avec Carine Gualdaroni
MUSIQUE – Jérémie Bernard
LUMIÈRES – Charlotte Gaudelus
RÉGIE GÉNÉRALE ET PLATEAU – Baptiste Douaud, en alternance avec Annabel Hannier
SCÉNOGRAPHIE – Olivier Thomas
COSTUMES – Annabelle Locks
PHOTOS – Baptiste Le Quiniou

Visuel : (c) Florent Conegero

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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