“Morgane Poulette”, biographie punk noire au verbe brûlant
Au théatre le Colombier à Bagnolet, Anne Monfort / Cie Day-for-Night reprend Morgane Poulette sur des textes de Thibault Fayner, avec l’impressionnante Pearl Manifold dans le rôle de l’unique interprète de ce qui se révèle être une sorte de poème en prose, plein de fureur et de fulgurances. Conte sauvage et intranquille, allégorie moderne et désenchantée, chantée à une voix, c’est un spectacle puissant et poétique, dépouillé mais brûlant. Très recommandé.
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Avant même que le spectacle ne commence, quelque chose de l’ambiance est déjà installé, au bar du théâtre où la guitare incendiaire de Jimi Hendricks pousse les mugissements de Vodoo Child. Quelque chose d’incandescent se prépare.
A l’entrée du public dans la salle, l’image est posée: Pearl Manifold se tient au centre de la scène dans une nappe de fumée, un projecteur posé au sol braqué dans le dos, la pose crâne, blouson déjeté sur la hanche, une auréole de cheveux crêpés comme une couronne coiffant la silhouette obscure. L’image est belle, elle est forte et inquiétante, elle préfigure le spectacle autant qu’elle se révélera en partie trompeuse.
Car cette pièce bouillonnante est aussi magistralement poétique. La plume de Thibault Fayner à peint un double portrait de son héroïne avec la langue des poètes. Chant incantatoire fait de répétitions autant que d’élisions, verbe simple mais structure torturée, c’est une saga en prose, certes pas épique mais pas non plus pathétique. Par moments cela rappelle Bye Bye Blondie, pour la franchise rageuse, pour le réalisme brut qui ne s’excuse pas de peindre le naufrage tel qu’il est, naufrage individuel mais aussi naufrage collectif de l’Angleterre dans laquelle Morgane part à la dérive, dès les premiers mots prononcés. Biographie vénéneuse d’une junkie, d’une paumée magnifique, d’une punk, d’une femme blessée.
Pour porter cette révolte sublimée par l’écriture, au milieu d’un champ désolé où se cueillent les fleurs du mal, Pearl Manifold, avec un léger accent british extrêmement bienvenu, porte seule la responsabilité de la narration et de l’incarnation d’un récit dont elle est la protagoniste mais qui est adressé la plupart du temps au “Tu”. C’est une prouesse d’énergie, de justesse, de conviction, que de réussir à porter seule un matériau aussi dense. Sans doute la comédienne n’est-elle pas tout-à-fait assez déglinguée pour incarner totalement une punk junkie, dont la chair mise à vif tombe en lambeaux, arrachée par morceaux à chaque phrase qu’elle prononce… mais peu importe, comme il importe également peu qu’elle bute sur trois ou quatre mots.
Car sa performance est d’autant plus impressionnante que le dispositif scénique la contraint autant qu’elle la porte. Juchée sur une île artificielle couverte de mousse végétale au milieu d’un plan d’eau, elle n’en bouge finalement qu’au bout d’un bon quart d’heure, de même que les premiers sons ne sortent des hauts-parleurs qu’à ce moment. Pour autant, la mise en scène, pour être simple, est porteuse de sens. Cet îlot, c’est tout l’isolement de Morgane Poulette perdue au milieu d’elle-même, inaccessible aux autres. Mais c’est tout aussi bien l’île de Groix sur laquelle elle vit son épiphanie à la fin de la pièce, quand les souvenirs de l’enterrement de Margaret Thatcher se mêlent à ceux des violences policières contre la classe ouvrière anglaise, en surimpression de souvenirs d’un concert d’Iron Maiden – collision ironique du hard rock anglais et de celle qu’on surnommait justement la Dame de Fer (iron maiden, donc, en anglais). Au reste, l’intelligence de la mise en scène se trouve justement dans le fait de n’avoir presque pas utilisé de musique rock dans le spectacle, en ne cédant pas à la facilité de verser dans l’illustration. Le plan d’eau démultiplie les image de Morgane, comme le font d’ailleurs les ombres, mais il est aussi la tristesse humide dans laquelle elle se noie, le mal qui la ronge et dans lequel elle s’englue…
Au final, de ce long monologue poétique, juste parachevé par une voix masculine enregistrée qui vient en contrepoint, on retient des images fortes et belles, nées des mots autant que des jeux de lumière. L’errance de Morgane, c’est celle d’une classe ouvrière toute entière malmenée et broyée, c’est celle de l’artiste qui trouve dans l’expression de sa douleur le seul exutoire alternatif à la drogue, c’est celui du rock qui, devenu la bande son de la jeunesse confortable des enfants de cadres, a payé de son âme sa popularisation.
Et entretissé au milieu de tout cela, le motif du couple et de l’amour. Rédempteur ou destructeur, la question ne sera pas définitivement tranchée.
Les amis de Morgane lui disent: “Le tremblement au fond de toi, il est au fond de chacun d’entre nous.” La création, le rock, la politique, la raison pour laquelle le public vient encore au théâtre, tout tient dans cette phrase.
Morgane Poulette peut se voir jusqu’au 22 octobre 2017 au Colombier à Bagnolet.
Avec
Pearl Manifold
et la voix de
Jean-Baptiste Verquin
Lumières
Cécile Robin
Hugo Dragone
Création sonore
Emmanuel Richier
Scénographie et costumes
Clémence Kazémi
Stagiaire à la mise en scène
Marion Begin
(Université de Besançon)
Administration
Coralie Basset
Remerciements à
Quentin Barbosa
Genséric Coléno-Demeulenaere
Marianne Deshayes
Hélène Morelli
Visuels: (c) cie Day-for-Night & Patrice Forsans