Théâtre
Meine Faire Dame, une comédie musicale décalée et jubilatoire de Christoph Marthaler

Meine Faire Dame, une comédie musicale décalée et jubilatoire de Christoph Marthaler

12 December 2012 | PAR Christophe Candoni

Sous le titre “Meine Faire Dame, ein Sprachlabor” , Christoph Marthaler présente dans le cadre du Festival d’automne à Paris une “My fair Lady” revue et corrigée avec une grande liberté créatrice. Sur le fil d’une irrésistible drôlerie teintée de tristesse et fidèle à son univers si particulier, le génial inventeur qu’est Marthaler offre encore une fois une pépite théâtrale et musicale.

Nous avons bien failli manquer par deux fois ce spectacle, donné trois soirs seulement au Festival d’Avignon et à peine plus à l’Odéon où les places s’arrachent et où être accrédité relève malheureusement de l’impossible. Nous étions malgré tout à la première aux ateliers Berthier, l’enthousiasme était hier soir à la hauteur de l’attente.

Le monde de Marthaler est un monde à part et en même temps si proche de nous. Iconoclaste, burlesque, insolite, tendre, peu bavard mais très chantant. On le dirait presque autiste si le bonheur et l’émotion qui s’en dégagent n’atteignaient pas aussi magistralement leur cible. Ce qu’il présente sur scène est de l’ordre du quotidien mais observé minutieusement et mis en scène telle une fine horlogerie comme ses jeux typiquement marthaleriens de répétitions saturées jusqu’à l’absurde. Monter et descendre le grand escalier placé côté Cour du plateau n’est pas chose banale et donne l’occasion même de sacrés numéros d’acteurs, tout comme l’apparition d’un organiste sous l’apparence monstrueuse d’une colossale créature à la Frankenstein. Le décor et les costumes sont géniaux mais ne paient pas de mine, les interprètes ne sont pas des Vénus et des Apollon, surtout dans leurs accoutrements démodés ; le spectacle n’a de toutes façons pas besoin de ses attraits là pour séduire, son élégance est ailleurs. On n’y craint pas le ridicule ou la laideur, ils deviennent poésie. Tout ce qui s’y passe n’est pas indispensable, en tout cas en apparence, mais c’est toujours vivant, vibrant.

Les acteurs-chanteurs Tora Augestad, Karl-Heinz Brandt, Carina Braunschmidt, Mihai Grigoriu, Graham F. Valentine, Michael von der Heide, Nikola Weisse accompagnés des musiciens Bendix Dethleffsen au piano et Mihai Grigoriu à l’orgue sont remarquablement doués et épatent aussi bien par leur performance musicale que par leur présence scénique. Ils étonnent et régalent en singeant les chorégraphies propres au genre du music-hall entre autres surprises particulièrement amusantes et joyeuses alors que la pièce repose pourtant sur des petits échecs, des actions bancales ou ratées, et aborde les thèmes existentiels de la solitude, la vieillesse, la vie à deux et la mort.

Après un beau préambule musical, un cours de langue anglaise absolument tordant est dispensé par un professeur face à de bien piètres élèves de tous âges alignés chacun dans des box séparés avec écouteurs sur la tête. La séance vire au cauchemar autoritariste et dérape dans un univers doux-dingue. Une sorte de salon musical annexe est le théâtre de séances de prises de parole ou de concerts. On y interprète et écoute un programme varié allant de Weber, Mozart, Wagner, Massenet à Wham! et Bryan Adams. Tout cela pour tenter d’établir une communication parfois scabreuse et exprimer des sentiments qui ne peuvent se dire avec des mots.

La création Meine Faire Dame s’inspire de la célèbre pièce de George Bernard Shaw, Pygmalion, qui a donné lieu au musical de Lerner et Loewe et au film de Cukor, dans lesquels une simple marchande de fleurs s’élève au rang de la haute aristocratie sous la conduite du professeur Higgins qui se donne pour défi d’expurger le vocabulaire de charretier de la jeune femme et gommer ses manières mal dégrossies.  Si Marthaler montait en 2010 au Théâtre de Bâle ce beau spectacle qui n’est pas qu’une plaisanterie, c’est justement parce qu’une My Fair Lady dans les règles de l’art y tenait l’affiche. C’est alors qu’il décida avec une impertinence géniale de monter sa propre version, forcément éloignée des sentiers battus. Suivant l’art du contrepoint qui n’est pas déroutant pour l’amoureux de musique qu’il est, il présente une forme plus humble, distanciée et alternative dans la plus petite salle du théâtre pour laquelle il invente l’idée tout à fait plaisante d’avoir réuni pour l’occasion les doublures des grands rôles du spectacle officiel pour en faire les vedettes d’un music-hall plus singulier.

Avec une troupe complice d’une grande qualité et fort bien dirigée, Marthaler fait un théâtre qui lui appartient et qui, à l’inverse de l’héroïne formatée de Bernard Shaw, ne se moule ni se modèle sous aucune règle de bon usage.

Photo: Judith Schlosser

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Christophe Candoni
Christophe est né le 10 mai 1986. Lors de ses études de lettres modernes pendant cinq ans à l’Université d’Amiens, il a validé deux mémoires sur le théâtre de Bernard-Marie Koltès et de Paul Claudel. Actuellement, Christophe Candoni s'apprête à présenter un nouveau master dans les études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle (Paris III). Spectateur enthousiaste, curieux et critique, il s’intéresse particulièrement à la mise en scène contemporaine européenne (Warlikowski, Ostermeier…), au théâtre classique et contemporain, au jeu de l’acteur. Il a fait de la musique (pratique le violon) et du théâtre amateur. Ses goûts le portent vers la littérature, l’opéra, et l’Italie.

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