
Marcus Borja, une symphonie en noir majeur
Avec Théâtre, le metteur en scène Marcus Borja qui a récemment collaboré avec Christiane Jatahy pour La Règle du jeu présentée à la Comédie-Française livre une proposition forte. Au Théâtre de la Cité internationale, les spectateurs plongés dans le noir total sont invités à vivre une expérience hors du commun.
Assis en cercle comme pour former un consortium singulier, nous sommes prévenus par le chef de chœur, Marcus Borja himself : le noir sera complet. Après nous avoir invités à éteindre nos téléphones comme il est d’usage, il fait un exercice de répétition : en tant que spectateurs, sommes-nous prêts, nous aussi, à vivre ce qui va se jouer?
Car avec Théâtre, déjà présentée l’année passée au Nouveau Théâtre de Montreuil qui sait mettre en avant dans sa programmation des propositions “jeune création” fortes et audacieuses (telle MDLSX de la compagnie Motus), il s’agit d’une expérience qui fait appel au registre de la sensation brute, physique. On touche ici à la matière du théâtre, qui plus encore le corps en mouvement, gesticulant, se déplaçant, reste la voix. Celles de tous les comédiens sur le plateau se déclinent en plusieurs langues : japonais, arménien, arabe, persan, ukrainien, yoruba… Les spectateurs français ne comprennent pas nécessairement tout ce qui se dit pourtant ils sentent bien que des histoires se racontent, que des désespoirs se font jour, que des conflits éclatent. En demeurent dans Théâtre la substance vocale.
En effet, ce à quoi nous avons affaire, c’est bien à la confrontation directe avec ce qui nous parvient des chants, de la diction, des inflexions de voix des acteurs. Nous pouvons croire tout d’abord que nous allons passer là un moment un peu facile, assoupis par de douces berceuses naïves, par de suaves airs d’opéra, nous laissant aller à nos sensations… Cependant, des vérités éclatent. Des textes canoniques du théâtre et de la littérature française nous parviennent d’un coup parés de nouveauté. Des proverbes peuls résonnent en chacun selon ses expériences. Des cris et des gémissements font échos à nos blessures, des gazouillis d’enfant font appel aux souvenirs. C’est là le tour de force de Borja : faire naître du tangible de l’invisible.
Dans leurs textes mais aussi dans leurs chansons, dans leurs danses, – dans ces moments où des danses frénétiques nous ne percevons plus que les vibrations qui nous transportent –, dans tout cela donc se joue un rapport intime avec les émotions que la parole véhicule. C’est d’ailleurs à la fin du spectacle (attention, spoiler!) que cette intimité devient visible et se révèle : un court instant les comédiens éclairent le haut de leur corps et nous les devinons nus, tels qu’ils l’ont été tout au long de la représentation. Puis, ils nous laissent seuls face à leur disparition, nous applaudissons seulement des images. Une façon de nous mettre en garde contre les illusions, qu’elles se jouent au théâtre ou dans la vie?
Crédit photographique : Nouveau Théâtre de Montreuil