Marionnette
“Loco” : les figures d’un ego malade s’emparent de la scène

“Loco” : les figures d’un ego malade s’emparent de la scène

15 March 2022 | PAR Mathieu Dochtermann

Si on prêtait attention au bouche à oreille, Loco de la compagnie Belova – Iacobelli était le spectacle inratable de la dernière édition du Festival mondial des théâtres de marionnettes. Christian Lalos, en étant un des seuls programmateurs à le mettre à l’affiche en France, en l’occurrence à la Nuit de la marionnette le 12 mars au théâtre Jean Arp dans le cadre du festival MARTO, a offert au public francilien la chance de découvrir cette œuvre intelligente et sensible.


La fabrique des rêves

Au centre du plateau se trouve un lit, dont la tête ajourée paraît être en métal. Rien ne le distingue d’un lit ordinaire, tel qu’on aurait imaginé pouvoir le trouver dans n’importe quelle chambre de la deuxième moitié du 19e siècle. Un aspect banal, des draps, un oreiller, un occupant couché sur le côté. Et deux manipulatrices qui se glissent derrière.

Rien de plus approprié comme décor, pour cette mise en scène où aucun autre meuble ne viendra encombrer le plateau. Car, dans une large mesure, Loco, adapté de la nouvelle Le Journal d’un fou de l’écrivain russe Nicolas Gogol, traite des rêves. Moins, ceci dit, des rêves nocturnes qui peuplent le sommeil des âmes paisibles, que des rêves fiévreux des éternels insatisfaits, rêves qui hantent ceux qui ne peuvent trouver le repos tant la frustration les dévore de n’être que ce qu’ils sont, de n’avoir que ce qu’ils ont. Le rêve comme fruit de l’avidité, le rêve peuplé des fantasmes de réussite et de puissance, donc, est au cœur de cette œuvre.

Car tel est le moteur du personnage central de cette pièce : petit fonctionnaire sans envergure – il se présente comme “copiste” – dans une municipalité, il désire avec une telle force s’élever à la dignité – largement fantasmée – des personnages qu’il côtoie et jalouse – les “hommes d’Etat“ – qu’il va finir par en perdre tout contact avec la réalité. Les rêves de gloire vont petit à petit se transformer en délire, jusqu’à aboutir à la psychose au sens clinique, quand des hallucinations vont finalement le gagner et le faire basculer dans la folie.

Rêve et cauchemar du narrateur non fiable

Au gré de cette lente dissolution de sa sanité d’esprit, le personnage va entraîner le public dans un monde de plus en plus surréaliste. De la même manière que la nouvelle est écrite à la première personne, nous n’avons dans le spectacle que le récit et le point de vue du personnage unique, qui décrit l’action, les êtres qu’il côtoie, les documents qu’il prétend lire. C’est donc un récit subjectif raconté par un narrateur non fiable : parce que nous n’avons que sa version des faits, et parce qu’il devient graduellement manifeste qu’il a perdu la raison, le personnage force le public à une vigilance accrue… et pour autant, il ne sera jamais possible d’avoir la certitude de comprendre ce qu’il s’est réellement passé, ce qui autorise de multiples interprétations. Cette incertitude donne une richesse supplémentaire à l’oeuvre.

C’est également le prétexte, pour Tita Iacobelli et Natacha Belova qui co-signent la mise en scène et la dramaturgie, de faire exister sur la scène une galerie d’images qui relèvent de cet imaginaire psychotique. On commence dans le registre des images oniriques : des figures plutôt bienveillantes surgissent, le plus souvent depuis le lit – ce qui entretient d’abord l’idée qu’il ne s’agit que de rêves innocents. On ne révèlera pas toutes les formes de ces apparitions afin de ne pas gâcher le plaisir de la surprise, mais on peut témoigner que certaines sont si saisissantes – parce que les images créées peuvent être aussi imposantes que réalistes – qu’elles suscitent des murmures d’émotion admirative dans le public. Le spectacle sait se faire très drôle : parce que les situations sont incongrues et absurdes, Gogol, et à sa suite Natacha Belova et Tita Iacobelli, en tirent des effets très cocasses, un comique de ridicule qui se moque autant des potentats locaux et des fonctionnaires envieux que des pulsions qui agitent les hommes.

A mesure que le personnage s’enfonce dans des obsessions malsaines et une bouillie mentale où il ressasse en boucle les mêmes vérités auxquelles il se raccroche et les mêmes idées fixes qu’il se crée – le fait de bien rédiger les papiers avec des majuscules et la date, sa naissance dans une bonne famille, le fait d’avoir fait des études, mais aussi le temps qu’il fait – les images tournent lentement au cauchemar. A compter du moment où il se persuade d’entendre des chiens lui parler, et de pouvoir intercepter les lettres qu’ils écrivent, il glisse doucement mais sûrement dans une psychose paranoïaque qui finit par être visiblement angoissante – l’un des premiers signes que le rêve tourne au cauchemar étant une scène où il perd littéralement sa tête, tandis que son tronc se retrouve coiffé d’une gerbe de formulaires administratifs.

Tous les corps de la marionnette

Il est évident que la marionnette est faite pour rencontrer cette histoire, et réciproquement. Comme dans un écho au travail d’Yngvild Aspeli, dont un spectacle était montré le même soir (notre reportage sur la Nuit de la marionnette), le corps marionnettique travaillé par Natacha Belova est un corps susceptible de devenir monstrueux, d’autant plus choquant qu’il est à l’origine plus réaliste – c’est exactement l’un des ressorts dont joue également la marionnettiste franco-norvgienne qui dirige la compagnie Plexus Polaire. La marionnette permet de donner un corps à tous les fantasmes, de rendre présent ce qui n’est qu’idée malade.

C’est ainsi que la marionnette du protagoniste va subir des transformations de plus en plus radicales – comme si le fait que son esprit soit malade lui faisait perdre contact non seulement avec le monde, mais aussi avec sa propre réalité corporelle. Cela n’est pas complètement exagéré : combien d’hommes, combien de femmes, rejettent si violemment leur corps qu’ils et elles finissent par en avoir une vue complètement déformée ? La marionnette donne à voir ces déformations qui habituellement ne peuplent que les visions des personnes qu’elles hantent. La marionnette permet tout : c’est à cela qu’on la reconnaît. Une fois que le spectateur a consenti – et a été habitué – à y voir un être humain, il consentira aussi dans une certaine mesure, si on sait l’amener, à croire que sa tête se détache pour finir dans une valise – ou que la lune est descendue sur scène.

Car c’est aussi la force de la marionnette de pouvoir susciter des apparitions, de donner chair à des projections aussi surréalistes qu’on le veut. Qu’il s’agisse d’animaux ou d’objets, des marionnettes peuvent les figurer, permettre qu’ils évoluent sur scène, qu’ils existent dans une certaine réalité, pour un bref temps de suspension. Et, qu’il s’agisse du personnage ou de ces visiteurs fantasmatiques, on doit dire que la signature plastique de Natacha Belova (aidée de Loïc Nebreda) est toujours aussi belle. On pourrait parler à son propos d’un réalisme décalé, dans lequel les lignes sont extrêmement fidèles à la réalité, tandis que la matière et la texture révèlent subtilement que l’effigie n’est pas la chose même, ni son double, mais une présence d’un autre ordre. Ainsi, le visage du personnage, malgré le fait que sa mâchoire seule soit mobile et que son teint soit parfaitement maladif, n’en possède pas moins une étrange qualité de réalisme – on est en pleine uncanny valley, ou, comme le veut le mot de Freud, en pleine “inquiétante étrangeté”, du fait même de cette ligne de crête très fine en réalisme naturaliste et décalage subtil qui crée le malaise.

Tous les talents de la comédienne-marionnettiste

Si Loco est un spectacle profondément bouleversant en même temps qu’il est superbement mis en image, c’est aussi grâce à ses deux interprètes, Tita Iacobelli et Marta Pereira, qui brillent par leur maîtrise de tout ce qui fait leur art. On ne parle pas ici que de manipulation. Certes, elles ne se mettent presque pas en jeu, sauf Marta Pereira qui incarne brièvement Sophie, la fille du bourgmestre pour laquelle le personnage nourrit une obsession extrêmement dérangeante. On peut d’ailleurs se demander le pourquoi de cette infidélité à la marionnette – peut-être pour indiquer qu’il s’agit là d’un véritable être humain, et non d’une créature inventée de toutes pièces par l’imagination super-active du personnage. La plupart du temps, les interventions des deux marionnettistes se résument à murmurer conjointement à l’oreille de la marionnette, figurant les voix de sa folie lui donnant des injonctions contradictoires, détruisant son amour propre, le jetant nu sur les chemins de la déraison.

Le reste du temps, les deux manipulatrices restent derrière les marionnettes, le visage voilé par un rideau fait de leurs cheveux. C’est un peu un détournement du zentaï du marionnettiste qui manipule caché par le noir, comme peut l’être par exemple Johanny Bert pour HEN. C’est aussi une image inquiétante qui rappelle des personnages maléfiques de films d’horreur – on pense notamment à la tueuse dans Ringu / The Ring. Mais cela ne les empêche pas de briller à leur tâche. La marionnette du personnage principal, particulièrement, a une gestuelle extrêmement expressive et réaliste, faite de petits mouvements saccadés et de coups de menton vifs et déterminés. Chacune des marionnettistes lui prête l’une de ses mains – avec une dextérité qui ne trouve sa limite qu’au moment de nouer une cravate, où la tentative avortée est un net clin d’œil au public qui en rit de bon cœur. Plus fort, les jambes de la marionnette sont alternativement celles de l’une ou de l’autre des marionnettistes, ou des deux en même temps, chacune lui offrant l’une des siennes. La dextérité avec laquelle se font les déplacements et avec laquelle la marionnette-tronc passe d’une paire de jambes à une autre est tout simplement confondante. On voit dans les crédits que Nicole Mossoux, l’une des plus fabuleuses metteuses en corps de la scène belge, a été mêlée à l’écriture chorégraphique du spectacle, et, vu la qualité gestuelle et dynamique du spectacle, on en est peu surpris.

Et puis, il faut rappeler que les deux interprètes ont tout de même une large partition vocale à assurer, particulièrement Tita Iacobelli qui parle pour la marionnette du personnage. On reste impressionné par la maîtrise avec laquelle elle réussit à dominer le texte en français, qui n’est pas sa langue natale. Elle est capable de ruptures très brutales et très nettes pour passer d’un personnage à un autre, tout en restant parfaitement claire et compréhensible. La palette émotionnelle qu’elle arrive à restituer au travers de sa voix, cachée qu’elle est derrière ses cheveux, force l’admiration.

Au travers de la folie, révéler le monde

Le parcours de ce personnage n’est donc pas qu’effrayant : il est teinté d’un surréalisme plein de poésie, mis en image avec les corps marionnettiques, et traversé de moments d’humour – la situation de manipulation elle-même peut donner lieu à des images cocasses, comme quand les têtes des marionnettistes, dont on ne voit qu’une masse de cheveux, servent à figurer les deux chiens dont le personnage croit surprendre la conversation.

Ce spectacle s’offre comme une parabole, une fable sans morale mais dont on comprend l’avertissement : le besoin insatiable de reconnaissance et de valorisation que nous portons toutes et tous en nous – peut-être davantage “tous”, vu la manière dont les hommes sont socialisés – est un monstre tapi dans notre inconscient, capable de nous dévorer. Les rêveries innocentes d’une vie plus “réussie” – c’est-à-dire plus conforme à ce que nous pensons être la réussite – peuvent se transformer en obsessions monstrueuses. Et la marionnette réussit parfaitement à rendre visible cette dévoration de l’être sensible par un égo surdimensionné, accordé au diapason de la réussite sociale.

Pour autant, le délire étant alimenté par la réalité vécue, il révèle aussi en filigrane des choses du monde dans lequel nous cohabitons. Le culte de la réussite qui prime sur l’épanouissement, l’injonction au bonheur inaccessible codifié dans des représentations sociales qui restent hors d’atteinte pour une écrasante majorité des gens, c’est la réalité dépeinte par Gogol, mais c’est aussi la réalité d’un 21e siècle accro à l’argent, aux peoples et autres influenceurs, à la mise en scène constante de soi-même. Cet écueil que Gogol dénonce avec un humour féroce en 1834, Tita Iacobelli et Natacha Belova nous rappellent qu’il est toujours bien présent à l’heure où elles montrent ce spectacle. Qui n’est pas que beau et virtuose, donc : il est aussi profondément dérangeant, à un niveau profond, car il nous montre l’un des démons que nous n’aimons pas voir en nous.

Reste à espérer que ce spectacle magistral, qui a attiré sur lui la plus intense salve d’applaudissements de la Nuit de la marionnette, sera programmé sur de nombreuses scènes en France – qu’un maximum de personnes puissent le découvrir !

 

GENERIQUE

Mise en scène, dramaturgie et interprétation Tita Iacobelli
Mise en scène, dramaturgie, conception de la scénographie et marionnettes Natacha Belova
Interprétation Marta Pereira
Chorégraphie, regard extérieur Nicole Mossoux
Assistanat à la dramaturgie et regard extérieur Raven Rüell
Création lumière Christian Halkin
Marionnettes Loïc Nebreda
Création Sonore Simón González
Costumes Jackye Fauconnier
Scénographie et assistanat à la mise en scène Camille Burckel
Production Javier Chávez
Production Artistique Daniel Córdova
Régie lumière Gauthier Poirier dit Caulier
Production Compagnie Belova-Iacobelli

https://tinyurl.com/3w48hnyx

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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