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“Les Justes” d’Albert Camus par Abd Al Malik au Châtelet : de belles images noyées dans la rumeur

“Les Justes” d’Albert Camus par Abd Al Malik au Châtelet : de belles images noyées dans la rumeur

11 October 2019 | PAR Yaël Hirsch

Après Parade qui permettait de rouvrir le Théâtre du Châtelet de manière festive en traversant ses murs, le deuxième spectacle qu’accueille le grand Théâtre du cœur de Paris en co-production avec le Théâtre de la Ville fait aussi le pari de l’ouverture. Abd Al Malik revisite Les Justes d’Albert Camus à travers un travail avec des comédiens amateurs d’Aulnay-sous-Bois. Un beau signal, porté par le travail merveilleux de la décoratrice Amélie Kiritzé-Topor mais qui perd le texte dans un bruit sourd et indéfini.

1905. Dora, Yanek, Stepan et Boris sont socialistes et croient en la Révolution. Ils filent le grand duc depuis des semaines afin de l’assassinat et avec lui le vieux monde inégalitaire. Mais au moment où Yanek doit lancer la bombe sur la carriole du grand duc en route pour le Théâtre, il découvre que ses neveux sont dans la voiture… Faut-il assassiner des innocents au nom d’un monde meilleur ? La révolution justifie-t-elle le sacrifice d’une génération ? La haine politique laisse-t-elle aussi la place à l’amour de l’humain ? Autant de questions que Camus a repris à Dostoievski et enfermé dans un huis clos merveilleusement écrit mais datant de 1949 avec le contexte politique de son temps… Aussi l’idée de revisiter de le texte et de l’ouvrir à l’heure où la question de la violence et de sa justification se pose plus que jamais était une excellente idée et un joli signal pour le Théâtre du Châtelet et le Théâtre de la Ville.

Les décors de Amélie Kiritzé-Topor sont absolument sublimes, qui fragmentent le plateau en maison de poupée et recréent le huis clos en lui donnant du mouvement, permettant aux personnages de rester en costumes d’époque mais de se mouvoir d’une pièce à l’autre comme s’ils passaient d’une bulle de BD à la suivante. De même, les projections de Vincent Idenez donnent du relief et de la respiration, avec une touche de vintage noir et blanc à ce tableau vivant. Et le casting est assez brillant et multiple pour parler à tous : la plus brillante est Sabrina Ouazani, toujours juste et passionnée en Dora, le plus flamboyant est probablement Marc Zinga en Yanek, la fièvre dans la voix, parfois plus comme un griot que comme un jeune-homme révolté. En Stepan, Lyes Salem est justement flegmatique et le timbre de de Youssef Hajdi marque, en Boris, sans oublier bien sûr Clotilde Coureau en Grande duchesse. Face à ces acteurs charismatiques, le chœur rajouté par Abd Al Malik au texte de Camus à la suite de travaux avec des comédiens amateurs de Aulnay-sous-Bois à un petite côté “Misérables” classique qui ne démérite pas …

Sauf qu’à force de brouiller et mêler les messages, plus grand chose ne passe. Une batterie infinie vient systématiquement parasiter le texte de Camus, sous prétexte de donner du rythme, si bien que les comédiens se trouvent tous forcés de surjouer. Le chœur, quant à lui, se trouve à porter toute une série d'”indignations” liées à notre temps (l’écologie, la condition hommes-femmes, la pauvreté…) dans un gloubi-glouba dont la formulation ne parvient évidemment pas à résonner avec le texte de Camus et sa portée se trouve encore réduite à côté des mots du maître. A cela s’ajoutent de très beaux mais très incompréhensibles moments de chansons en yiddish … Et nous voici complètement perdus, essayant de grappiller quelques lignes de Camus qui surnagent dans un immense opéra que ses interprètes eux-mêmes ont eu du mal à comprendre et à assez travailler.

On sort du spectacle avec une impression de copie pas tout à fait terminée, de rendez-vous manqué, peut-être par excès d’ambition. Une coordination du message de ce que peut évoquer le texte de Camus pour nous tous aujourd’hui aurait vraiment été nécessaire pour toucher juste. Un spectacle à aller voir pour mesurer ce qui a été tenté avec en tête le texte originel et dans les yeux ces très beaux tableaux et cette belle énergie qu’on a envie tout de même de saluer.

visuels : En galerie  : affiche du spectacle 

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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