EFFROYABLES RECITS, MACHINE IMPITOYABLE : LE GRAND CAHIER PAR ULRICH RASCHE
A Berlin, dans le cadre des Theatertreffen, le Staatsschauspiel de Dresde présentait une production particulièrement impressionnante et intense d’après le roman d’Agota Kristof, Le grand cahier.
Les Theatertreffen de Berlin ont déjà récompensé deux pièces de Ulrich Rasche : sa version saisissante et féroce des Brigands de Schiller avec le Residenztheater de Munich et Woyzeck de Büchner, hypnotique et nocturne avec le théâtre de Bâle. A Salzbourg, il a présenté les Perses d’Eschyle. Encore ignoré en France, Ulrich Rasche est connu en Allemagne pour ses productions singulières et radicales, techniquement très élaborées. Extrêmement puissantes, elles mettent en scène des textes du répertoire joués par des acteurs mis en difficulté physiquement car toujours en marche sur des plateaux raides, tournants ou roulants sur lesquels, athlétiques et funambules, ils doivent rester en équilibre. Ainsi, le jeu est débarrassé de tout psychologisme. Les comédiens forment souvent un chœur. Ils projettent, sculptent et chantent les mots avec force et puissance. Le travail de Rasche, vraisemblablement influencé par les chœurs tragiques antiques ou ceux de Einar Schleef, par les cérémonies rituelles et sportives, par les phénomènes de transe collective étonne, éprouve et exalte.
Pendant une guerre, deux jumeaux sont déposés par leur mère chez leur grand-mère qui vit à la campagne, loin des combats et des bombes. Chez la vieille femme méchante, sale et avare, les deux enfants, livrés à eux-mêmes, travaillent sans relâche et apprennent à surmonter le froid, la faim et les cruautés quotidiennes dans un pays dévasté. Leur quotidien épuisant, les atrocités de la guerre, des privations, des violences sexuelles, des insultes et de la solitude, leur lutte pour survivre sont consignés et décrits factuellement, précisément par les jumeaux dans leur cahier.
Pour transcrire sur le plateau la monstruosité de la guerre, Rasche a imaginé un dispositif scénique implacable, une machine infernale composée de deux plateformes circulaires inclinées et tournantes qui gravitent l’une autour de l’autre, deux astres, deux mondes distincts dont celui dans lequel parviendra finalement à s’échapper l’un des jumeaux. Sur ces praticables, les corps dénudés transpirent et s’épuisent. Les voix hurlent, rugissent, martèlent les mots âpres, économes et crus de l’auteure.
Tout concourt à la représentation spectaculaire de la brutalité, de la bestialité. Tout suscite la fascination et la jubilation, engendre l’éreintement et inspire la pitié : la froideur du métal, l’aspect martial de la marche et de l’unisson des voix, les cris, les muscles saillants, l’agressivité et la combativité des acteurs, le très haut volume de la musique composée de tambours, violoncelle et violon et jouée en direct dont certaines phrases citent le Requiem de Mozart.
Les deux garçons ont d’abord les traits des acteurs Moritz Kienemann et Johannes Nussbaum, ce dernier a obtenu pour ce rôle le prix d’interprétation Alfred Kerr et intègre l’ensemble du Residenztheater de Munich dès la saison prochaine. Les deux acteurs blonds portent les mêmes shorts et chemises noirs, les mêmes chaussures noires. Les yeux écarquillés, ahuris par l’horreur. Puis rapidement, la paire de jumeaux est doublée, quadruplée. Enfin, 16 acteurs virtuoses incarnent les frères. Ils défilent audacieux et endurants dans la fumée, les lumières criardes.
La représentation exige des acteurs et des spectateurs abandon et persévérance. L’expérience théâtrale atteint son but : oppresser et troubler. Elle émeut aussi, excite, enivre.
Photo : Sebastian Hoppe