La Pluie d’été de Duras : une comédie sociale toujours d’actualité au Vieux-Colombier
« La Pluie d’été » fut d’abord un conte, « Ah ! Ernesto ! » paru en 1971, puis un film, « Les Enfants » en 1984, et enfin un roman tardif que Marguerite Duras écrit en 1990 à partir des dialogues déjà existants. C’est un projet ambitieux et difficile de porter à la scène un texte dont ce n’est pas la vocation. Comment inventer une forme théâtrale qui tient compte et assume totalement la narration? Malgré une trop grande volonté d’exhaustivité dans l’adaptation du livre et la longueur excessive du spectacle, le défi est bien relevé par Emmanuel Daumas qui présente au Vieux-Colombier son premier spectacle avec les acteurs de la Comédie-Française. Une réussite.
Peut-être faudrait-il au travail d’Emmanuel Daumas un caractère plus subversif. L’amour incestueux entre le frère et la sœur n’est scéniquement qu’à peine suggéré. Il lui manque aussi une certaine âpreté qui rendrait plus palpable la réalité matérielle de ces immigrés italo-slaves qui vivent avec leurs nombreux enfants (les « brothers and sisters ») dans un pavillon prêté par l’assistance publique à Vitry au bord d’une autoroute bientôt démolie. Sans forcer le réalisme, la radiographie sociologique de Duras l’appelle. Saskia Louwaard et Katrijn Baeten ont prise une option antinaturaliste, plus proche de la fable et du collage, en réalisant une scénographie belle et très contemporaine, (sans doute inspirée de l’esthétique allemande) qui finalement remporte l’adhésion : un décor de cuisine, avec des lavabos et des cuvettes de toilettes, qui fait exister judicieusement une multitude de lieux (la salle de classe, l’appartement…). Peu de couleurs pour évoquer l’aspect sordide du cadre. Ainsi la robe rouge de la mère, les sweets bleus que portent les enfants tranchent dans l’unité noire et blanche.
La grande réussite d’Emmanuel Daumas est sa manière de rendre compte d’une façon tout à fait convaincante l’ambiance du roman : le mode de vie de cette famille en marge de la société, ses conversations véhémentes autour de la gazinière, ses prises de bec, ses incompréhensions et l’amour qu’elle se porte au dessus de tout. Ils sont les uns sur les autres (les acteurs sont presque toujours sur scène) tel un clan, une fratrie, turbulente, anarchique, tellement vivante. Et les pièces rapportées, l’instituteur et la journaliste (Eric Génovèse et Marie-Sophie Ferdane, bons acteurs et chanteurs), en font partie. Ça chante et danse (ils se déchaînent sur les standards rétros italiens) pour s’évader. Même raison de lire les bouquins trouvés dans les poubelles ou dans les transports en communs, d’errer dans les rayons du Prisu ou les bistrots. Ces personnages là sont simples, pas nécessairement bêtes !, et bien obstinés à conjurer le malheur.
C’est donc à juste titre que la mise en scène soit aussi gaie. L’actualité du texte résonne, son humour et sa gravité aussi, sa tendresse, son humanité. Chez Duras, pas de jugements moraux ni de condamnation, c’est ainsi et c’est tant mieux. Emmanuel Daumas et les acteurs présentent les personnages tels qu’ils suscitent une sympathie immédiate jusque dans leurs maladresses et leurs excès. Les parents inconséquents (formidables Claude Mathieu et Christian Gonon) qui vont dépenser leurs allocations familiales au bistrot, les enfants plus têtes brûlées que petits anges qui fument en cachette dans la cuisine… Jérémy Lopez et Adeline d’Hermy, attachants, rigolos, étranges, sont des interprètes sensibles et profonds, d’une évidente complicité. Elle est aussi rieuse et bavarde qu’il est fuyant et taciturne.
Quand le jeune Ernesto annonce à ses parents sa décision de ne plus aller à l’école, c’est la perte des illusions qu’il exprime, sa révélation que le monde est bancal, que Dieu n’existe pas, que l’existence est vaine puisque la mort y met un terme. Marguerite Duras démontre que la formation de l’adulte est une démarche singulière qui ne peut se suffir ni se soumettre à la tyrannie des chemins tout tracés mais qui dépend au contraire d’un appétit personnel de connaissance, d’une initiation et d’un être au monde extra-lucide face à l’insaisissable.
Crédit photo Cosimo Mirco Magliocca