
La leçon de Piano du Naufragé au Théâtre de la Bastille
Le Théâtre de la Bastille accueille un texte de Thomas Bernhard, mis en scène par Joël Jouanneau et interprété par Armel Veilhan, bref, que du beau monde pour nous accompagner dans un solo où un inconnu nous parle de Glenn Gould, en apparence.
Mais qui est-il cet homme portant couvre chef et manteau gris ? Il parle dans un phrasé hâtif et linéaire, comme armé d’une mitraillette. Il déballe des histoires de suicide du haut d’une montagne, racontant l’histoire de ceux qui n’ont pas osé sauter. On comprendra plus tard. Il vient nous raconter un duel entre les prestigieux élèves d’Horowitz : Glenn Gould et Wertheimer. Un duel insidieux qui a vu le talent de l’un effacer les capacités de l’autre. Dans un mimétisme fou, les deux pianistes meurent à 51 ans. Gould de mort naturelle, Wertheimer par suicide.
Le spectacle nous amène à comprendre comment l’homme a pu mettre fin à ses jours. Le plateau défini par un gaffeur blanc laisse voir un piano, une chaise renversée au dessus de laquelle pend une corde… Rien… ou presque, mais absolument tout en somme pour créer l’attention nécessaire au théâtre aux mots de Bernhard.
On entre dans le verbe ardu du comédien, on s’y fond complètement. Chose folle, et point d’orgue de la pièce, nous ne saurons jamais qui nous parle. Qui est cet homme ami intime des deux musiciens, pianiste lui même ? De sa place d’inconnu il nous livre toute la vie du suicidé. On dévore ses relations conflictuelles avec sa soeur partie s’enfermer dans une vie bourgeoise en Suisse. Ici, ce sont les femmes qui viennent refléter la fusion de ces hommes avec leur piano. La tenancière de l’auberge avec qui le narrateur a, on le devine, une passion, devient une partition à elle seule avec ses graves et ses aigus.
On se laisse porter pour être littéralement emportés quand le comédien devient pianiste, quand la (belle) lumière se fait tendre et que les notes de T?ru Takemitsu s’envolent.
Le spectacle prend en force lentement, ce qui est étrange c’est à quel point il abandonne le spectateur, pris au piège des tourments d’un homme. Jouaneau réussit une mise en scène autant dépouillée que limpide, il a fait de nous… des naufragés.
Visuel : (c) Mario Del Curo