Théâtre
Johanne Débat et la Compagnie Modes d’emploi jouent et rient avec la mort

Johanne Débat et la Compagnie Modes d’emploi jouent et rient avec la mort

27 March 2016 | PAR Christophe Candoni

Dans Espaces insécables (pièce commune), une première création à l’humour noir décapant, Johanne Débat et les comédiens de la Compagnie Modes d’emploi jouent avec la mort.

Il y a de l’impertinence à rire aussi franchement d’un groupe d’individus un peu paumés réunis à l’occasion d’un stage comportemental de préparation au deuil mené par un animateur dont les interventions frôlent carrément le happening déchaîné. Ces jeunes artistes “biberonnés” aux créations collectives et à l’écriture de plateau s’inscrivent dans la pure lignée des Chiens de Navarre ou dans la mouvance des In vitro ou La Vie brève. Avec à la fois beaucoup de rigueur et de fantaisie, ils captent une réalité flagrante de notre société contemporaine en abordant des sujets aussi sérieux et graves que l’inévitable solitude, l’absence, la perte, le fantasme, la folie, l’échec, la difficulté d’être soi, d’assumer et affirmer une subjectivité maladroite, émotive, troublée. Dans un jeu et une écriture particulièrement drolatiques, spontanés et ciselés, ils raillent, brocardent tout ce qui semble imposer à l’homme d’illusoire diktats de bien-être. En résulte le portrait doux-amer d’une humanité malmenée et profondément désorientée qui ne sait exprimer ses émotions les plus intimes. Un propos tout à fait authentique, gonflé et concernant.

Riche d’un parcours universitaire entre les Lettres Modernes et la production théâtrale agrémenté de beaux détours artistiques, Johanne Débat revendique son approche à la fois intellectuelle et très concrète de la scène. Comme assistante du metteur en scène argentin Lucas Olmedo ou en travaillant pour des artistes telles que Sanja Mitrovic, elle explore des écritures scéniques affranchies au texte et donnant davantage la place au corps et à l’improvisation. Passionnée par la création de plateau, elle pilote la première pièce de sa Compagnie Modes d’emploi.

Dans quel état d’esprit es-tu au moment de présenter au public ce premier spectacle ?

Je décris dans le spectacle un endroit où des êtres sont attendus au tournant et ne peuvent pas y couper… C’est maintenant ce qui nous arrive et j’en suis complètement excitée. C’est un premier projet que l’on a beaucoup travaillé depuis plus d’un an et monté avec peu de moyens. J’ai envie, besoin, de jouer pour le public.

La pièce est le résultat d’un travail commun comme l’indique son titre. Quel a été précisément ton rôle dans son élaboration ?

Je suis metteure en scène et dramaturge de ce spectacle. Mais mon premier rôle a été de porter le projet dans la mesure où il m’était très important d’envisager un processus de création qui n’imposait rien frontalement mais permettait aux comédiens avec qui je n’avais pas de passé artistique de nous rencontrer et d’apporter de la matière au plateau. Pour cela, je leur ai proposé un jeu avec des règles à suivre et des exercices d’improvisations liés à des thématiques de mon choix. On a traversé des moments de création très productifs et d’autres moins fructueux. On a beaucoup cherché. Et nous avons trouvé un langage et un contenu commun.

Une fois le spectacle définitivement écrit et architecturé, comment conserve-t-on la fraîcheur, la vitalité spontanée sur le plateau ?

C’est le fruit du travail d’improvisation et de ma direction d’acteurs. C’était long et rigoureux. Les interprètes ont pour consigne d’être toujours dans l’instant présent et tout redécouvrir à chaque fois.

De quoi parle la pièce ?

Comment prendre la parole en public et s’affirmer sous le regard des autres. Plusieurs situations possibles sont apparues : lors d’une thérapie de groupe, au tribunal ou lors à un enterrement… Le thème de la mort s’est imposé. Il revenait tout le temps au cours de séances de travail collectif. Mais d’une manière plutôt humoristique. Est survenue l’idée d’un stage d’apprentissage comportemental du deuil.

D’autres histoires parallèles se sont ajoutées ?

Je savais que je ne tirerais pas une narration linéaire et tenais au contraire à quelque chose de brassé, d’éclaté. J’aime beaucoup construire des ponts, des échos, des indices qui se répondent, qui vont induire le spectateur dans l’erreur ou dans l’incompréhension et en même temps lui donner des clés de manière à stimuler sa curiosité et son imaginaire. Alors, j’ouvre beaucoup de portes dans le spectacle mais il n’y a pas forcément de réponses apportées. J’aime beaucoup que les systèmes se répondent, que les formes se combinent. Toutes les situations sont connectées mais souterrainement.

La pièce traite de sujets graves mais avec un humour corrosif. Comment se travaille cette tension entre ces deux pôles ?

L’humour, c’est la couleur dominante du spectacle. Parce qu’il s’est établi et monté sur le principe d’un jeu de société qui s’appuyait sur l’essai du sociologue Roger Caillois « Les Jeux et les hommes ». Il explique le phénomène du jeu et l’impact qu’il a sur nos sociétés et nos comportements. Son discours hyper intéressant s’est vérifié dans notre propre pratique. L’idée de la concurrence entre les êtres, l’humiliation, la peur de l’échec, la performance…sont autant de thèmes contenus dans le jeu et auxquels nous nous sommes confrontés. Le jeu est un moyen d’interroger et éprouver l’altérite. Il a cet avantage que tant qu’on est dans un périmètre où on joue, il n’y a pas de conséquences. On peut tout oser.

Tu mets en scène un jeu dans lequel des situations paraissent pourtant authentiques, véridiques ou sinon vraisemblables. Quel est ton rapport au réel ?

C’est le point le plus compliqué. On a fait un travail extrêmement ludique qui consiste à ne pas ou plus savoir dans le spectacle si les situations jouées sont vraies ou pas. C’est très amusant. J’aime l’idée que la scène est un endroit ou l’on pose ou dépose quelque chose qui ne soit pas fixe et univoque mais au contraire fortement malicieux. Le spectacle repose sur la tension, le décalage entre notre vie réelle et la fiction. L’aboutissement était aussi de parler de notre propre rapport à la mort. Quand notre subjectivité émerge forcément, on a l’impression d’être arrivé au bout. Tout est parti de nous, de notre intimité, de nos errances…

Du coup, quel regard portes-tu sur ces personnages au bord du précipice exposant leur fêlures, leurs faiblesses ?

J’ai beaucoup d’amour et d’empathie pour ces personnages que je qualifierais de « chiffonnés ». Ils m’emportent à un endroit où ça pique, où ça grince mais ils ne me font pas pitié. C’est pour cela qu’on peut se permettre d’en rire. Il n’y a pas de place pour la moquerie, la méchanceté, ou le cynisme.

Espaces Insécables (pièce commune) de Johanne Débat avec Léo Boulay, Alix Kuentz, Claire Marx et Ana Torralbo.

VENDREDI 1ER AVRIL 2016 : 14h et 20h30
SAMEDI 2 AVRIL 2016 : 20h30

Théâtre Berthelot – MONTREUIL
6, rue Marcellin-Berthelot
Tél. 01 71 89 26 70 // 01 41 72 10 35

Tarifs de 12 à 5 euros.

Plus d’infos sur le site de la compagnie.

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Christophe Candoni
Christophe est né le 10 mai 1986. Lors de ses études de lettres modernes pendant cinq ans à l’Université d’Amiens, il a validé deux mémoires sur le théâtre de Bernard-Marie Koltès et de Paul Claudel. Actuellement, Christophe Candoni s'apprête à présenter un nouveau master dans les études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle (Paris III). Spectateur enthousiaste, curieux et critique, il s’intéresse particulièrement à la mise en scène contemporaine européenne (Warlikowski, Ostermeier…), au théâtre classique et contemporain, au jeu de l’acteur. Il a fait de la musique (pratique le violon) et du théâtre amateur. Ses goûts le portent vers la littérature, l’opéra, et l’Italie.

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