Théâtre
[Interview] Sonia Chiambretto : « dans mes pièces, j’enlève j’enlève j’enlève… pour toucher vraiment le sens »

[Interview] Sonia Chiambretto : « dans mes pièces, j’enlève j’enlève j’enlève… pour toucher vraiment le sens »

08 July 2015 | PAR Geoffrey Nabavian

La passionnante dramaturge, venue au théâtre par la poésie contemporaine, était à Théâtre Ouvert lors du Zoom « Du réel au poétique ». L’occasion de revenir avec elle sur dix années de créations : de sa découverte par Hubert Colas et par ses comédiens fétiches, dont Thierry Raynaud… jusqu’à Polices ! , beau spectacle présenté cette saison au Théâtre de la Ville (critique à lire ici). Ce qu’on a récolté, au final ? une parole précieuse et puissante. Celle que notre artiste traque, au fil de ses textes « tout maigres »…

Sonia ChiambrettoSonia Chiambretto, bonjour. Ouvrons l’une de vos pièces. Les indications au début donnent au lecteur l’impression qu’il va devoir être actif…

Sonia Chiambretto : Je cherche plus à… le rendre libre, lorsqu’il lit mes textes. Et à m’effacer. Aujourd’hui, je trouve qu’il y a tout un travail autour du public, et des lecteurs, qui infantilise… Et qui crée des clivages, et des frontières… Alors que le lecteur a sa propre histoire, son propre trajet, ses propres connaissances… Et lui laisser des espaces, c’est une manière de le rencontrer…

Le Zoom « Du réel au poétique » de Théâtre Ouvert questionne l’aspect documentaire de certaines pièces. Lorsque vous écrivez, avez-vous envie, dès le départ, de donner des éléments documentaires ?

Sonia Chiambretto : Je n’ai pas cette envie en tête parce que je serais très inquiète de me tromper. Mais je travaille à partir de documents réels… Ce qui m’intéresse, c’est comment le document rentre dans mon texte, et comment je le déplace. Par exemple, là, on parle des nouvelles lois de surveillance, et Polices ! , je l’ai écrit en 2010. Et il y avait cette pétition dont je parle. Qui avait été écrite par des philosophes notamment… Et lors du « Zoom », je vais lire un texte en cours d’écriture, sur l’Algérie : SUPERSTRUCTURE. Qui parle des années de terrorisme, entre 91 et 2001… les intellectuels ont été tués, les policiers, les militaires… Mais je je ne veux pas donner de leçons… Il y a des situations, des événements, des choses qui nous dépassent, et comment ça tremble jusqu’à l’individu, jusqu’à notre petite fêlure humaine… J’essaie d’écrire ça, ce tremblement. Mais par rapport à Charles Reznikoff, un poète qui me passionne, je vois bien que moi je crée de l’empathie…

Vous m’avez dit que vos textes vous permettaient de rencontrer des gens. Pouvez-vous me raconter une réaction d’un spectateur ?

Sonia Chiambretto : Très honnêtement, ça arrive tout le temps. Je me suis retrouvée, pour Chto [publié chez Actes Sud-Papiers]… Une association de gens, avec des tchétchènes qui venaient d’arriver, et ne parlaient pas français… Ils ont compris, et ils ont chanté, pendant la pièce. Et pour Mon képi blanc [publié avec Chto], un légionnaire qui commençait sa retraite est venu. Au début je l’ai entendu dire : « C’est pas ça, c’est pas ça… » Et à la fin, il y a eu une discussion, et il s’est levé, et il a dit : « Tout ce qu’elle a dit c’est vrai ! » Pourtant, j’étais inquiète, c’était une sorte de miroir déformé… Mais au fond, si j’écris, c’est aussi pour ça. C’est un peu comme si j’avais ma place publique. Et les lecteurs et le public, je les aime, car ils me transmettent beaucoup de choses.

Quel positionnement avez-vous vis-à-vis de l’aspect « Service public » du théâtre contemporain ?

Sonia Chiambretto : Aujourd’hui, il y a toute cette « politique du public »… Je trouve que, dans les théâtres, il y a… beaucoup d’intermédiaires, qui réfléchissent, entre l’œuvre et le public. Et j’ai un ami qui avait écrit une pièce qui parlait du chômage, et qui devait tourner dans une région, sauf qu’il y a une usine qui a fermé, et que le programmateur a préféré ne pas diffuser cette pièce. Moi je pense que ç’aurait été une façon de prendre en charge quelque chose de l’autre, de ne pas le laisser en friche.

Vos pièces, très frontales, mettent en scène de vrais personnages. Qui contiennent un aspect hyper humain. Ont-ils aussi un aspect fonctionnel ?

Sonia Chiambretto : Je pense que je ne cherche pas à donner de messages, je cherche à dire, enfin à observer quelque chose, mais c’est quand on prend tous les textes, il y a une intertextualité… Oui, l’intertextualité doit être là : dans tous mes textes, il y a une litanie. J’ai vu Paul Otchakovsky-Laurens, des éditions P.O.L., et il m’a fait comprendre une chose : la litanie, c’est quelque chose qui enferme. Je l’ai donc utilisée. Et sur l’intertextualité… Il y a de grandes similitudes entre les religieuses et les légionnaires. Quand ils s’engagent, leur identité devient flottante. Et en Europe, il y a eu des vagues d’immigration dans lesquelles les filles entraient au couvent, et les garçons à la Légion…

Dans Chto, Sveta répète qu’elle « ne peut rien dire », plusieurs fois. On a souvent l’impression, dans vos pièces, que vous donnez la parole à des gens qui n’osent pas la prendre…

Sonia Chiambretto : Pour casser, en effet, l’empathie, et pour que moi je puisse prendre de la distance, le dispositif formel, et donc la poésie pour le coup, ont été nécessaires. Et pour écrire Chto, j’ai rencontré une très très très jeune fille qui arrivait de Russie à Marseille. Dans un centre d’apprentissage de la langue. J’ai demandé aux gens d’où ils venaient. Et donc, elle m’a dit, très très bas : « De Grozny ». Et c’est ce chuchotement qui a déclenché un tas de choses chez moi. Elle ne parlait pas français. Et moi, trois mois de russe… Et on a passé un peu de temps ensemble. Et j’avais l’impression de me confronter à un miroir… En fait, le texte que j’ai écrit raconte comment son histoire a rencontré la mienne. Et quand je dis que j’écris des « langues françaises étrangères »…

CHTO Interdit aux moins de 15 ans-Teaser from Hubert Colas on Vimeo.

D’ailleurs, à la fin de Chto, on lit du français plus bousculé, alors que celui avec lequel elle décrit son départ de Russie est très clair. A la fin, on a l’impression que c’est elle qui vous parle…

Sonia Chiambretto : L’idée c’était de questionner comment se passe l’apprentissage de la nouvelle langue dans un pays… Donc comment la nouvelle langue agit sur la mémoire… En fait, tout ce déplacement, comment ça joue sur la mémoire, et comment les langues autoritaires… la langue des soldats… D’ailleurs, dans Chto, je ne dis jamais « les Russes » mais « les soldats russes », ce n’est pas la même chose… Toute personne qui déplace son moi, dans le monde, qui essaie de quitter un pays en guerre, fait du surplace, comme dans les rêves. Pendant qu’on prend l’avion et qu’on part en vacances avec nos passeports, d’autres, dans le monde, font six kilomètres dans la forêt. Et je voulais que ce texte soit une langue de passage de frontières.

D’où vient votre rapport quasi organique à la graphie ?

Sonia Chiambretto : Je ne sais pas. Peut-être… j’écris sur mon ordinateur… quand on tape les lettres, sur le clavier, finalement c’est une image qui apparaît. Le mot est une image. Et finalement, on projette… Dans mon texte, SUPERSTRUCTURE, il y a un personnage qui court tout le temps. Et quand je le pose sur la page, je cours moi-même. Mais bon, pour ce texte-là, j’essaye d’être dans la prose. Et il y a des phrases… Comme si je prenais deux tonnes. Mais je ne veux pas me caricaturer. Donc je me mets en difficulté.

Est-ce que l’euphémisme est une figure courante, dans vos textes ?

Sonia Chiambretto : Hum… je ne fais pas exprès. Mais je trouve que, par exemple, quand… un mot et un silence… c’est comme dans la musique. Ca résonne et chacun l’entend. Et ça ouvre un espace, et il y a beaucoup beaucoup de choses qui arrivent pour chacun, et finalement, ça en dit beaucoup. Peut-être que si je l’écrivais, vraiment, j’enlèverais cette possibilité.

Votre style d’écriture a un côté formel, très stimulant. Or vos personnages affrontent souvent le formel. Ce dernier devient-il parfois un piège ?

Sonia Chiambretto : Parfois le formel arrive parce que c’est un accident : je bute, et il y a quelque chose qui se produit, comme si j’apprenais une langue… Mais je ne veux pas le formel à tout prix. Et quand il y en a, c’est que je ne peux pas faire autrement. Dans Polices ! [publié chez GRMX, et créé avec une chorégraphie de Rachid Ouramdane, critique à lire ici], par exemple, il y a les motos qui circulent d’une page à l’autre.

Avez-vous l’impression de proposer une réflexion politique, à chaque fois, avec vos textes ?

Sonia Chiambretto : Je crois que, de fait, j’en propose une. C’est ouvert. Mais par exemple, le texte que je vais lire… Moi je sais pourquoi je viendrai le dire. Ca, c’est important. C’est… c’est ma place de révolution, quoi. Et j’aime bien LIRE mes textes. Avec juste un micro, là, pour le coup, c’est politique. On est pas bloqués par l’aspect économique. C’est Charles Pennequin, un poète important, qui dit ses textes partout. Avec un micro, et une petite boîte à son… Mais par contre, je me sens responsable de ma parole. Et ce qui m’intéresse, dans la parole de l’autre, c’est la langue, encore une fois. Par exemple, une religieuse [dépeintes par S. Chiambretto dans 12 sœurs slovaques, publié avec Chto et Mon képi blanc], elle ne va pas dire « Je rêve », elle « songe ». Parce que le songe est un état semi éveillé. Qui la rapproche plus du ciel.

Et alors, dernière question fatidique : le sous-titre de Chto ? « Interdit aux moins de 15 ans » ?

Sonia Chiambretto : Ah ! c’est l’âge du personnage quand elle part… Et quand j’allais voir des films, et que c’était interdit, ça créait quelque chose de trouble… Et l’interdiction aux moins de 15 ans, c’est un peu comme une interdiction de naître… Mais « Chto », ça veut dire « Quoi ? » en russe. Un « Quoi ? » menaçant. C’était une manière aussi de ne pas rester que sur le « Chto ».

Propos recueillis par Geoffrey Nabavian, à Théâtre Ouvert.

Sonia Chiambretto vient de publier Etat civil aux éditions NOUS.

MON KÉPI BLANC-Teaser from Hubert Colas on Vimeo.

Visuels : Sonia Chiambretto © D.R.

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Geoffrey Nabavian
Parallèlement à ses études littéraires : prépa Lettres (hypokhâgne et khâgne) / Master 2 de Littératures françaises à Paris IV-Sorbonne, avec Mention Bien, Geoffrey Nabavian a suivi des formations dans la culture et l’art. Quatre ans de formation de comédien (Conservatoires, Cours Florent, stages avec Célie Pauthe, François Verret, Stanislas Nordey, Sandrine Lanno) ; stage avec Geneviève Dichamp et le Théâtre A. Dumas de Saint-Germain (rédacteur, aide programmation et relations extérieures) ; stage avec la compagnie théâtrale Ultima Chamada (Paris) : assistant mise en scène (Pour un oui ou pour un non, création 2013), chargé de communication et de production internationale. Il a rédigé deux mémoires, l'un sur la violence des spectacles à succès lors des Festivals d'Avignon 2010 à 2012, l'autre sur les adaptations anti-cinématographiques de textes littéraires français tournées par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Il écrit désormais comme journaliste sur le théâtre contemporain et le cinéma, avec un goût pour faire découvrir des artistes moins connus du grand public. A ce titre, il couvre les festivals de Cannes, d'Avignon, et aussi l'Etrange Festival, les Francophonies en Limousin, l'Arras Film Festival. CONTACT : [email protected] / https://twitter.com/geoffreynabavia

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