[Interview] Jean-Baptiste Phou adapte le roman culte « L’Anarchiste »
L’Anarchiste est un roman culte de la littérature cambodgienne contemporaine. Son auteur, Soth Polin était professeur de philosophie, romancier et journaliste politique. En 1974, il fuit le régime des Khmers rouges et s’installe à Paris où il devient chauffeur de taxi. Le jeune metteur en scène et comédien Jean-Baptiste Phou, lui-même d’origine cambodgienne, s’attaque à la deuxième partie du roman. Dans celle-ci, et en écho à la vie de Soth Polin, nous assistons aux délires de Virak, Cambodgien en exil devenu chauffeur de taxi. Rencontre avec Jean-Baptiste Phou autour de ce texte et de son adaptation réussie pour la scène. Roman culte et pièce à voir.
Le roman de Soth Polin a été réédité par la Table ronde en 2011 mais pendant longtemps, on ne le trouvait plus en librairie. Vous-même comment l’avez-vous découvert ?
C’est le dessinateur de bande dessinée Séra qui m’a fait découvrir ce livre en 2010. Il travaillait alors à l’adaptation en BD de la première partie du roman qui a été rédigée dans les années 60. Cette partie fonctionne de manière indépendante. Il y raconte la virée un peu glauque de deux amis, enseignants à Phnom Penh, dans un bordel. Cela se passe à l’époque du règne du roi Sihanouk. Mais pour ma pièce, j’ai choisi de me consacrer exclusivement à la deuxième partie du roman. Celle-ci a été rédigée vingt ans plus tard alors que Soth Polin n’habite plus au Cambodge à la fin des années 70.
Vous aviez écrit et mis en scène votre premier spectacle « Cambodge, me voici ». Pourquoi, cette fois-ci, avoir choisi d’adapter un autre auteur et qui plus est un roman ?
Je m’intéresse énormément à l’histoire du Cambodge. Il y a beaucoup de livres de témoignages ou même de fiction sur ce pays, comme les romans de Marguerite Duras que j’aime beaucoup. Mais, finalement, en lisant L’Anarchiste, c’était la première fois que j’étais confronté à une œuvre de fiction écrite par un Cambodgien et traitant de cette période de l’histoire de ce pays. Passer du témoignage à l’œuvre artistique permet d’apporter un autre regard sur le Cambodge et plus exactement sur la période des Khmers rouges. Par ailleurs, l’idée de batailler avec la langue de ce texte, plutôt crue et violente me plaisait.
En effet, le roman de Soth Polin est extrêmement violent dans son écriture et dans sa manière d’envisager son pays, les relations et la nature humaine en général. Comment analysez-vous cette violence ?
Tout d’abord, j’aime que ce texte vienne en contradiction de l’image que l’on a des Cambodgiens comme des personnes douces et calmes. Je pense que cette violence dans l’écriture est directement à relier à la période durant laquelle Soth Polin écrit. Le 7 janvier 1979, l’armée vietnamienne entre à Phnom Penh, mettant ainsi fin au régime des Khmers rouges. C’est donc à cette époque que le monde découvre l’horreur de ce régime : des images des charniers et des camps de réfugiés sont diffusées. Soth Polin a quitté son pays avant l’accès des Khmers rouges au pouvoir et cela fait donc quatre années qu’il n’a aucune nouvelle ni image de son pays, tout comme le reste du monde. J’imagine que la violence de son propos est à relier à la violence qu’il a dû éprouver à cet instant. Cette partie du texte vient sûrement comme un exutoire, peut-être même un vomi, face à l’horreur découverte.
Comment avez-vous travaillé pour qu’une scène de théâtre puisse accueillir ce texte très littéraire ?
L’Anarchiste est en effet un long texte très littéraire, il n’a pas vocation à être donné sur scène et pour cela j’ai réalisé un important travail de dramaturgie. Comme j’avais été particulièrement touché par la force du texte, il m’importait donc de le modifier le moins possible. Après ce travail sur le texte, la mise en scène a été capitale pour le rendre attrayant pour la scène. Pour cela, j’ai collaboré avec une quinzaine de personnes afin d’intégrer d’autres disciplines : vidéo, danse, animation et musique. Moi-même, je crains toujours un peu l’effet d’éparpillement qu’il peut y avoir à mélanger plusieurs disciplines mais j’ai travaillé avec le souci que le propos reste cohérent et lisible. C’est également une des raisons pour lesquelles j’ai choisi d’être le seul interprète du texte.
Il est vrai que dans le texte de Soth Polin, de nombreux personnages apparaissent. Pourtant, vous êtes seul sur scène à les incarner tous. Une seule autre comédienne apparaît pour jouer cette jeune Anglaise, morte dans l’accident de voiture.
Dans L’Anarchiste, ce sont les mots d’un homme qui se livre et qui revisite son passé. Et je voulais donc garder l’ensemble de ces mots dans la bouche d’un même personnage. J’ai imaginé que Soth Polin a écrit ce texte de cette manière, comme un retour sur ce qu’il avait vécu avant de quitter son pays, des personnages apparaissaient pour le hanter. Ce chauffeur de taxi qui vit à Paris n’a sans doute jamais parlé à personne de toute cette histoire, du fait qu’il était journaliste politique à Phnom Penh au moment de la prise de pouvoir des Khmers rouges. Ce passé bien enfoui remonte ainsi.
Régis Wargnier est en train d’adapter Le Portail de François Bizot ; L’image manquante de Rithy Pan est sorti en 2013 et, à votre tour, vous mettez en scène L’Anarchiste. Expliquez-vous ce foisonnement de créations sur le sujet du Cambodge et plus particulièrement sur la période des Khmers rouges ?
Je pense qu’il s’agit davantage d’un concours de circonstances car chaque artiste a un parcours qui lui est propre et une réflexion personnelle. Par exemple, je pense que Rithy Panh réalise L’image manquante parce qu’il est à un moment de sa réflexion où il veut aller vers quelque chose de plus esthétique grâce à ces figures d’argile. Cela dit, je fais partie d’une génération qui n’a pas directement vécu le régime des Khmers rouges et qui en parle donc différemment. C’est comme s’il avait été nécessaire que la génération précédente, celle de nos parents, digère avant que l’on puisse en faire autre chose, artistiquement parlant.
L’Anarchsite d’après le roman de Soth Polin aux éditions de la Table ronde, collection la petite vermillon. Une chronique littéraire de ce roman : “L’Anarchiste un mauvais compagnon à suivre” Adaptation et mis en scène par Jean-Baptiste Phou. Avec Jean-Baptiste Phou et Elisabeth Bardin.