Jeune Public
“ici ou (pas là)” : faire rimer jeune public et complexité

“ici ou (pas là)” : faire rimer jeune public et complexité

03 March 2023 | PAR Mathieu Dochtermann

En soirée d’ouverture le festival de Casteliers de Montréal a décidé de programmer ici ou (pas) là de Label Brut, un spectacle adressé à des publics à partir de 8 ans. Une sorte de voyage initiatique muet de 55 minutes, qui voit un personnage traverser un certain nombre de tableaux qui le confrontent à lui-même et à l’image de son corps. Par moments virtuose, c’est un spectacle dont le fil rouge est difficile à saisir, au milieu d’un foisonnement de propositions formelles qui empruntent à beaucoup de techniques différentes.

A jardin, devant un rideau fermé, un tourne-disques fait entendre une musique jazz entraînante. Mais l’accident est vite arrivé : un sillon qui saute, et c’est la boucle assurée. Un membre du public se lève dans son grand manteau (il faut dire qu’il ne fait pas chaud à Montréal en mars), prend sur lui d’aller replacer le diamant dans le sillon… et met ainsi le doigt dans l’engrenage qui va le retenir captif sur scène, otage du son et de la lumière qui ont pris vie et qui ne lui laissent d’autre choix que d’assumer le show.

Ce spectateur transformé en clown avalé par la scène, c’est évidemment Laurent Fraunié, l’âme de Label Brut, qui propose ici un personnage quasi muet, qui va s’exprimer par le corps et par les situations qu’il affronte. D’abord très clownesque, dans une sorte de mime burlesque à la Buster Keaton augmenté par une superposition de tenues plus ridicules les unes que les autres, il se met bientôt à danser au milieu des rideaux qui s’ouvrent graduellement, pour finalement manipuler diverses marionnettes… et revenir à la danse… et retourner à la manipulation… et se perdre dans une projection vidéo… et…

C’est là, à la fois, la force et la faiblesse de ce spectacle un peu vertigineux : une profusion de langages qui se juxtaposent, un tourbillon de scènes qui s’enchaînent et font appel à des disciplines différentes tout autant qu’elles instaurent des ambiances très contrastées. On passe de moments burlesques à des tableaux surréalistes presque angoissants vu le point auquel le personnage semble y perdre pied, et les transitions sont rapides pour ne pas dire brutales…

Dans l’ensemble, chaque scène est maîtrisée au millimètre. C’est une gageure d’arriver aussi bien à proposer, de façon convaincante, de la danse contemporaine en solo, du théâtre noir, une marionnette taille humaine, du clown physique… et de tout réussir. D’ailleurs, tout ne réussit pas, malgré l’extrême précision de toute la partition de mouvement : le passage de théâtre au noir particulièrement, lors duquel le personnage voit son corps se décomposer et se recomposer, soufre d’une manipulation et d’une gestion de la lumière perfectibles.

Reste l’idée de scénographie, vraiment intéressante et plutôt aboutie dans sa mise en œuvre : il s’agit de travailler la profondeur – et le caché/révélé cher aux marionnettistes – avec des jeux de rideaux sur plusieurs plans – on croit en avoir compté sept. Au fur et à mesure que le spectacle chemine, l’espace scénique se creuse donc et une perspective se crée, en même temps que se multiplient les possibilités pour que les rideaux s’animent d’eux-mêmes, viennent masquer le personnage et les marionnettes qui semblent être ses doubles, créant des effets d’apparition et de disparition qui confinent parfois à la magie. Ce ballet de rideaux hors de contrôle – qui fait écho au son et à la lumière animés de leur propre volonté au début du spectacle – est minutieusement réalisé, avec un rythme qu’on doit avouer impeccable.

Quand le noir se fait finalement à la fin du spectacle, on aura eu droit à quelques très belles images, une fin assez poétique, un jeu trouble entre le marionnettiste et ses doubles marionnetiques, et une valse précisément chorégraphiée des rideaux formant la scéno. En revanche, on restera – à moins d’aller chercher des explications hors du spectacle – un peu dans le flou quant à la signification de tout ceci, le cheminement intellectuel et émotionnel que les membres du public sont censés suivre restant assez insaisissable. Au passage, on a quelques réserves sur certaines représentations communiquées par le spectacle : l’idée par exemple que le fait de se retrouver en caleçon, ou vêtu d’une jupe, puisse être honteux ou ridicule, semble assez datée.

Au demeurant, on passe globalement un bon moment, le fait que le fil rouge de ici ou (pas là) ne soit pas très facile à attraper n’empêchant en rien de profiter de l’humour, de la beauté, de la poésie, de l’inventivité surtout de la proposition.

Les prochaines dates du spectacle sont au Saguenay à partir du 12 au 14 mars.

GENERIQUE

Conception, interprétation et choix musicaux : Laurent Fraunié
Regards extérieurs : Harry Holtzman, Babette Masson
Manipulation, régie plateau : Mehdi Maymat-Pellicane

Scénographie : Grégoire Faucheux
Chorégraphie : Cristiana Morganti
Costumes : Catherine Oliveira
Lumières et crédit photos : Sylvain Séchet
Son, vidéo : Xavier Trouble
Consultante en Programmation Neuro Linguistique (pour les collectages) : Claude Lapointe
Régie : Ketsia Bitsene ou Sylvain Séchet en alternance
Affiche : Bertrand Gatignol
Fabrication des marionnettes : Laurent Fraunié (avec la complicité de Martin Rézard)

Remerciements particuliers à Noémie Goudal pour son oeuvre « Cascade »

Photo : (c) Sylvain Sechet

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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