Théâtre
[Hambourg/Vienne] John Gabriel Borkman par Simon Stone, ou la troisième voie du théâtre allemand ?

[Hambourg/Vienne] John Gabriel Borkman par Simon Stone, ou la troisième voie du théâtre allemand ?

15 October 2017 | PAR Samuel Petit

Le théâtre d’Ibsen est fascinant parce qu’il est prisé par deux écoles quasi-antithétiques du théâtre allemand : celle du renouveau du théâtre d’intrigue et psychologique de Thomas Ostermeier et celle du théâtre post-dramatique, né dans le giron de Heiner Müller. Comment le jeune metteur en scène star Simon Stone situe-t-il son John Gabriel Borkman entre ces deux traditions ?

 

 

Celui qu’un large public français a découvert lors de la dernière édition du festival d’Avignon avec son Ibsen Huis est célébré depuis quelques années déjà dans les pays germanophones et aux Pays-Bas. Parmi les autres mises en scène marquantes de l’Australien, on retiendra un Tchekhov, les Trois Sœurs, qui sera donné avec une troupe française remplaçant celle de sa Bâle native, mais surtout plusieursIbsen dont son Peer Gynt au Deutsches Schauspielhaus Hamburg, son Canard Sauvage au Wiener Festwochen et donc ce fameux Borkman, sa première invitation au prestigieux Theatertreffen de Berlin en 2016.

Il serait maladroit de ne traiter de cette interprétation de Borkman sans la situer d’une part dans l’héritage de ses illustres prédécesseurs d’Outre-Rhin et d’autre part dans cette série de mises en scène de l’auteur norvégien qu’entreprend Simon Stone.

Ibsen a été trop souvent à tort réduit à un théâtre psychologique et à une esthétique naturaliste. En réalité, il a écrit un théâtre à motifs. Cela s’illustre dans le Baumeister Solness de Castorf par la saturation, la répétition, par une représentation outrancière des caractères ; chez le duo Vegard Vinge / Ida Müller dans leurs nombreuses adaptations par la radicalité, la violence et le surréalisme. Ces hérauts du théâtre post-dramatique extraient ainsi l’essence des thèmes ibséniens et leurs enjeux métaphysiques sous-jacents, également identifiables dans John Gabriel Borkman : la peur du déclassement social, le renouvellement des générations au dépend et au mépris des anciens, la famille comme terrain d’affrontement politique, avec ses loyautés, ses droits et devoirs et son lot de trahison et d’égoïsme ou de carriérisme, enfin, les fantômes du temps passé qui viennent réveiller les souffrances ensevelies et les ambitions déçues et surtout précipiter la chute finale.

De l’autre côté, il y a Thomas Ostermeier qui avec ses adaptations de Nora et Hedda Gabler a réhabilité le théâtre psychologique et d’intrigue linéaire Outre-Rhin, ainsi plus proche d’une esthétique théâtrale à la française. Avec Ibsen, le chef de la Schaubühne trouve un terrau de choix pour parler de nos sociétés actuelles. Il revendique une lecture sociale de ses pièces dont la représentation des classes moyennes et bourgeoises de villes de tailles moyennes est d’un réel saisissant : il y est d’entrée de jeu question d’argent et de positions sociales. Les enjeux, les peurs inhérents à cette catégorie sociale sont aisément transposables à notre époque : ainsi Ostermeier a fait de l’Ennemi du peuple, Stockmann, un lanceur d’alerte contemporain.

À première vue, l’équipe artistique du Borkman invité au Thalia dans le cadre du Hamburger Theaterfestival peut faire croire à une parenté avec feue la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz : Martin Wuttke y tient le rôle-titre aux côtés de Birgit Minichmayr avec qui il formait également le duo Judith et Holopherne pour Frank Castorf en 2016, tandis que l’actrice Caroline Peters et la costumière Tabea Braun sont des figures de l’équipe de René Pollesch. Cependant, Simon Stone se situe sans aucun doute plutôt dans la lignée d’Ostermeier. Comme ce dernier, il respecte la structure dramatique originale linéaire et dans des mises en scènes relativement courtes (à peine deux heures) parvient à donner du relief à chacun des personnages. Cependant, le jeune Australien se distingue de ces ainés de par son approche dramaturgique radicale en ce qu’il réécrit intégralement le texte des pièces sur lesquels il travaille. Par une actualisation à outrance, il fait des personnages sur scène plus encore que nos contemporains, nos semblables. Ainsi, dans Borkman comme ailleurs, les références culturelles mainstream pleuvent de toutes parts : on parle de Britney pour amuser, ou de demandes d’ajout d’amis sur Facebook pour créer de la connivence avec le public. Mais ce qui pourrait relever d’une certaine vulgarité se révèle chez Simon Stone toujours bien pensé car il arrive justement ainsi à transposer les enjeux du propos d’Ibsen à notre monde. Comment se refaire une réputation publique après avoir été condamné dans un scandale alors que les suggestions Google associés à son nom demeurent ? Si tout cela fonctionne, parvient à être drôle et tragique à la fois, c’est grâce au savant mélange effectué entre théâtres d’intrigue et de motifs permis par la performance de l’ensemble star du Burgtheater de Vienne. Wuttke, Minichmayr, Peters mais aussi Max Rothbart ou Roland Koch subliment cette pièce qui, de réputation, a assez mal vieilli et transforment son pathos original en satire rythmée et tragique.

Enfin, le metteur en scène a ici fait le choix délibéré du symbolisme pour l’aspect visuel de la pièce, alors qu’il y préfère en général des scénographies monumentales de maison, comme dans Ibsen Huis ou les Trois Sœurs : le plateau totalement enneigé fait figure d’intérieur neutre pour la maison de la famille Borkman dans lequel toute l’intrigue se joue. Les personnages sortent des monticules un à un pour les scènes d’exposition, patinent aussi bien au sens propre que dans leurs relations les uns aux autres, le poste de télévision lui aussi n’a pour écran ce « bruit blanc » de neige. Simon Stone semble par ce symbolisme, après avoir moqué le fils des Borkman qui aspire à aller « backpacker » en Amérique du Sud et « vivre sa vie », prendre parti pour ce dernier. En dehors de la maison de la famille Borkman, il ne neige pas. Y fait-il pour autant bon vivre ?

© Reinhard Werner/Burgtheater

“Le Jour se lève encore” : Alexandre Tharaud et ses talentueux proches rendent hommage à Barbara [Live-Report]
“Morgane Poulette”, biographie punk noire au verbe brûlant
Samuel Petit

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration